-
- Voici "une des deux
lettres adressées en Corse en mars 1439 par le Florentin
Poggio Bracciolini à l'humaniste ligure Bartolomeo Guasco.
Âgé de près de soixante ans, Poggio Bracciolini,
qui a passé la plus grande partie de sa vie adulte à
la curie romaine, avait fondé une famille trois années
plus tôt et jouissait d'un loisir tranquille en Toscane.
De son côté, Bartolomeo Guasco, d'une quinzaine
d'années son cadet, occupait dans l'île la fonction
de commissaire de la commune génoise, peu avant l'arrivée
du nouveau gouverneur, Giano Fregoso, dont il avait d'ailleurs
été le précepteur à Sarzana. En effet,
sa carrière était intimement liée à
la fortune de la famille génoise Fregoso. Voici la première
moitié de cette lettre :
- Alors que je demandais
très souvent de tes nouvelles, en raison de l'intérêt
que je te porte, auprès de gens dont je me doutais que
tu leur étais connu et cher, j'ai appris que depuis longtemps,
et même depuis beaucoup plus longtemps que ton humanité
ne peut le supporter, tu te trouvais chez les Corses, peuple
sauvage et inhumain. Je me demandais avec étonnement,
dans la mesure où tu es un homme totalement voué
depuis son plus jeune âge à nos études, c'est-à-dire
les humanités, ce que signifiait un si long séjour
chez des hommes aussi barbares : commander à ces hommes,
et à plus forte raison, être à leur tête,
voilà ce que j'estimerais être la plus misérable
des servitudes. Mais à mon idée, tu évolues
parmi ces Corses comme les abeilles parmi les buissons de ronces,
où elles récoltent le miel pour en remplir leurs
ruches. [...]. Florence, le 18 mars [1439].
- (...)
- Avec cette référence
implicite à Virgile, à l'exaltation des abeilles
dans le livre IV des Géorgiques, ne faisait-il pas aussi
allusion à sa façon, au mythe de l'âge d'or,
à ce moment où la ronce distille le miel, où
les animaux vivent en paix, où la nature généreuse
et abondante donne ses fruits sans travail, où surtout
les hommes cultivent l'amitié, la concorde, la justice,
dans une totale communauté17
? S'il se trouve que le miel appartenait depuis longtemps aux
représentations obligées de la Corse, son amertume
et son âpreté le disputaient presque toujours à
son abondance. « Abondant » en effet dans l'île
pour Diodore de Sicile, comme pour Lukos de Rhégion ou
Étienne de Byzance (qui y voyait la cause de la longévité
des insulaires), il était aussi « amer et âpre,
car sentant le buis » pour Pline l'Ancien (et Théophraste),
et par là « infâme » aux yeux d'Ovide.
Virgile lui-même, dans la IXe Bucolique, faisait dire au
pâtre Lycidas, « criaillant », comme il dit,
« telle une oie parmi les cygnes harmonieux »18:
« Eh bien ! Puissent tes essaims éviter les ifs
de Cyrnos [Corse] ! Puissent tes vaches, en paissant le cytise,
gonfler leurs mamelles ! ». La ronce y distillait sans
doute beaucoup de miel, par la vertu des abeilles, mais les buis
et les ifs de l'île semblaient devoir en gâter la
saveur. Si l'abeille était bien pour Poggio, dans ce milieu
du Quattrocento, le modèle du lettré, l'humaniste
installait dans ce dispositif exemplaire, entre le lettré
et le puissant, un troisième terme, ce peuple sauvage
et inhumain, à la saveur encore amère. Avec Poggio,
l'humaniste prenait sa place dans cette nature, il la fécondait
lui-même pour faire advenir, abeille récoltant le
miel parmi les buissons de ronce, un nouvel âge d'or19."
- Notes (celles
du préambule ne figurent pas ici) :
- "17
Sur ce sujet, H. Levin, The Myth of Golden Age in the Renaissance,
London, 1969. On connaît, par l'édition de deux
lettres de l'humaniste Giovanni Toscanella, comment ce dernier,
dans les années 1425-1429, avait « lu » à
Florence aux jeunes neveux de Tommaso Fregoso, pendant cinq mois,
pour l'enseignement de la langue latine et du style, les Bucoliques,
les Géorgiques et l'Énéide (R. Sabbadini,
« Giovanni Toscanella », Giornale Ligustico di Archeologia,
Storia e Belle Arti, 17, 1890, lett. II et III, p. 130-134).
Bartolomeo Guasco a sans doute été pendant les
mêmes années le précepteur des mêmes
ou d'autres jeunes Fregoso à Sarzana.
-
- 18 Ces références
d'après O. Jehasse, Corsica Classica. La Corse dans les
textes antiques du viie siècle avant J.-C. au xe siècle
de notre ère, Ajaccio, 1986, respectivement, d'après
Athénée, II, p. 47 a, livre V, 14 ; Étymologies,
éd. Lindsay, 1989-91 ; Histoire des Plantes, V, 8 ; Histoire
Naturelle, XVI, 28 et Amours, I, XII, 7-10. Les vers des Bucoliques,
IX, 30-31, dans la traduction d'E. de Saint-Denis (Paris, 1983)
sont : « Sic tua cyrneas fugiant examina taxos / sic cytiso
pastae distendant ubera uaccae ».
-
- 19 Il faut remarquer que l'utilisation
de la métaphore du miel appartient aussi à la tradition
biblique et scolastique, la providence divine y tenant une place
semblable à la providence de la nature : « Du miel
et du lait sont sous ta langue » (Cantique des cantiques,
IV, 11). Pour Albert le Grand (auteur prétendu), Marie
contient le miel céleste, c'est-à-dire le Christ,
caché en son sein (De Laudibus Beatae Mariae Virginis
libri XII, Strasbourg, Martin
|