- 1.-- Beatus de San Miguel de Escalada (morgan I, 926/962), f79r
- 2. --Beatus de Valcavado (Valladolid, 970/975), f74v
- 3. --Beatus de Gérone (v. 975)
- 4. --Beatus de Seu de Urgell (v. 975), f82v
- 5. --Beatus de Facundus, (1047), f109
- 6. --Beatus de Silos (1090/1109), f79v.
- 7. --Beatus de Las Huelgas (1220), f7v, détail de la génalogie du Christ
- Comme le palmier des justes, l'arche de Noé est un thème un peu hors-sujet, puisqu'il n'a rien d'apocalyptique, mais Beatus a désiré l'intégrer à son travail pour sa force allégorique qu'il a puisé chez Grégoire d'Elvire (Gregorio de Elvira). Si le premier ouvrage connu glosant sur l'arche de Noé nous vient du milieu juif alexandrin, avec Philon d'Alexandrie (v. -10 à 50) et ses Quaestiones et solutiones in Genesim et in Exodum (Questions et réponses dans la Genèse et l'Exode), ce n'est pas à lui que Beatus emprunte pour commenter à son tour l'histoire de Noé, mais bien à Grégoire d'Elvire (+ v. 392) et son De arca Noe. Si le fil conducteur de l'oeuvre du Grec, où on lit Platon en filigrane, est le corps humain, auquel renvoie l'auteur dans nombre de ses gloses, celui de l'Espagnol est un autre corps, celui de l'Eglise, spécialement du point de vue eschatologique. Les deux auteurs décortiquent chaque détail du texte de la Genèse, en particulier ceux relatifs à la symbolique des nombres (arithmologie), attribués aux dimensions de l'arche ou à l'étymologie.
C'est cette dimension ecclésiale que choisit d'apprécier Beatus, l'arche qui devient la communauté des Justes, cette Eglise composée au moment du Déluge de seulement...huit humains ! Huit, c'est sept plus un, et ce n'est pas le hasard, pour des penseurs chrétiens héritant de la symbolique juive, puisque sept est un des chiffres parfaits des Hébreux. C'est ainsi que les manuscrits de Valcavado, Silos ou de Facundus présentent cette addition symbolique en plaçant les sept membres de la famille de Noé en position basse (3 hommes à gauche nimbés d'une auréole, 4 femmes à droite, à la chevelure traditionnellement couverte, comme au temple) alors que le patriarche se tient debout, bien au-dessus des autres. Un autre Beatus, celui de Gérone, ne se satisfait peut-être pas de cette perfection par défaut, et préfère que le huitième personnage reste caché, peut-être pour faire encore apparaître là la force du chiffre parfait, omniprésent dans le développement de la vision de saint Jean : sept églises, sept sceaux, sept chandeliers, sept anges, sept coupes...
L'ambiance générale dégagée par la représentation de l'arche est, dans l'iconographie du moine de Liébana, est la même que pour les sujets eschatologiques : Elle est empreinte de cette sérénité dont nous parlions en introduction : Ici, le déluge, dans son ampleur catastrophique n'est jamais montré, comme dans la Bible de Roda (images 10 et 11), et c'est à peine s'il nous est donné de voir, comme dans le Beatus de Seu de Urgell, par exemple, l'extermination de la vie sur la Terre, au travers une pâle représentation d'un homme et d'un oiseau couchés, alors que le Pentateuque d'Ashburnham (image 8) ou le Beatus de Saint-Sever (image 9) les multipliaient :
Le style dépourvu de pathos et la gestuelle carastéristique des corps seront bien repris par Beatus, mais concernant le récit du déluge, l'intérêt du moine de Liébana est ailleurs que dans la dramaturgie. D'ailleurs, l'épisode choisi par Beatus pour illustrer son propos est un moment de la délivrance, de salut : Les eaux du déluge ont diminué suffisamment pour que la colombe revienne au bercail avec un rameau d'olivier dans le bec (Gen. 8 : 11).
- C'est donc ailleurs qu'il faut chercher ce que Beatus cherche à montrer par ce récit. C'est en fait l'arche elle-même qui intéresse le moine liébanien et les exégètes patristiques auxquels il se réfère. Cette exégèse aurait pu emprunter aux Homélies sur la Genèse (Homilia in Genesim) dOrigène ou au De Noe dAmbroise, mais, on l'a dit, elle prend surtout sa source chez Grégoire d'Elvire (voir Martine Dulaey : Le De Arca de Grégoire dElvire et la tradition exégétique ancienne). En plus de ce dernier, l'exégèse des Commentaires sur Noé emprunte aussi à un des premiers exégètes latins, Victorin de Poetovio (ou de Pettau, ancienne Styrie, en Slovénie, Victorinus episcopus Poetovionensis, + v. 304), qui sera aussi une source pour les Commentaires sur l'Apocalypse, puisque l'évêque de Poetovio écrivit lui aussi des Commentaires sur l'Apocalypse (Commentarii in Apocalypsim Ioannis). Avec Grégoire d'Elvire et Poetovio, le moine de Liébana dessine au travers de l'architecture et les occupants de l'arche une théologie ecclésiale où, plus qu'un bateau, l'arche est une demeure sacrée, un temple recelant la seule part de l'incorruptibilité de Dieu sur Terre : Une autre arche répond à cette définition sacrée, c'est l'arche de l'alliance, qui porte le même nom que l'arche de Noé dans la version grecque des Septante : kibôtos. L'arche de Noé est, par ailleurs, littéralement aussi une arche d'alliance :
- "Mais j'établis mon alliance avec toi; tu entreras dans l'arche, toi et tes fils, ta femme et les femmes de tes fils avec toi." Gen. 6 : 18) et la communauté de Philon ne manquera pas d'établir toutes les correspondances possibles entre les deux.
Bien que plus schématique, l'arche de la Bible de Roda, citée plus haut, possède sensiblement la même forme d'habitation que celle de Beatus. Les récits babyloniens du déluge, le plus connu étant celui inscrit sur la 11e tablette de l'épopée de Gilgamesh, ont été des modèles du récit biblique et la Bible reprend à son compte bon nombre de choses du récit mésopotamien : L'ordre divin de la construction du bateau par le héros, le sauvetage d'une unique parentèle chez les humains et des principales espèces végétales et animales, l'envoi d'une colombe et d'un corbeau, dont l'un d'eux (dans la Bible la colombe, chez Gilgamesh, le corbeau) ne revient pas quand la terre a séché, le sacrifice du héros fait à la divinité. Ce que l'on sait moins, c'est que, dans les deux récits, la nef chargée d'emporter les élus n'a rien d'un transatlantique. L'un est un parallélépipède, l'autre un cube parfait qui évoque tout de suite les fameuses ziggourats mésopotamiennes, temples aux dimensions impressionnantes.
S'agissant de l'arche de Noé, cette donnée est très importante aux yeux des commentateurs, qui vont explorer la sainte demeure et ses trois étages, poursuivant leur exploration symbolique, où le niveau inférieur de l'arche symbolise le Paradis et le niveau supérieur, le Ciel. Ce souci ne semble pas être partagé par les miniaturistes du Beatus. Primo, aucun des manuscrits ne respectent le nombre d'étages prévus par l'Ecriture, ni leurs divisions en cellules, comme le précise le texte de la Genèse (6 : 14). Les peintres ont ainsi dessinés souvent quatre niveaux (trois pour les animaux, un pour les hommes : Valcavado, Seu de Urgell, Silos, images 2, 4 et 6), parfois cinq (Morgan I, Gérone, Facundus, images 1, 3 et 5), et ces niveaux sont rarement divisés : dans les exemples ci-dessus, c'est le cas uniquement du Morgan I et de Gérone (images 1 et 3).
- Au total, les animaux peints par les artistes des Beatus forment un bestiaire assez exceptionnel, puisqu'il n'existe quasiment pas d'iconographie sur le sujet pour la période concernée. On remarquera que les gros animaux terrestres sont toujours au premier étage, et les animaux domestiques, juste au-dessous de l'étage occupé par les hommes. Une nouvelle fois, cependant, des différences notables existent entre les Beatus au sujet des espèces figurées :
- - premier étage : L'éléphant est presque toujours présent, apparaissant toujours dans le coin gauche, invariablement dans la même position. Il ne figure pas dans le manuscrit de Silos (image 6), qui se distingue, comme celui de Gérone, en présentant un taureau au même niveau. Le dromadaire, généralement à droite de l'éléphant est partout présent. A sa droite figure souvent le cheval.
- - second étage : A l'exception notable du Beatus de Facundus, qui le peuple de créatures fabuleuses que nous étudieront page suivante, les autres manuscrits ici présentés nous montrent à ce niveau essentiellement des animaux sauvages assez redoutables pour l'homme. Si les animaux ne sont souvent très identifiables, on reconnaît bien un loup, à gauche, dans le Beatus d'Urgell, des félins, une panthère noire ? un ours, des grands chiens? dans celui de Gérone, celui de Silos ne l'illustrant que par des félins, lions et lionnes. Remarquez que l'ours de Gérone semble avoir un collier, comme un animal de cirque.
- - troisième étage : Quand il est le dernier à accueillir des animaux, il est surtout occupé par des animaux domestiques et sa composition est identique pour les Beatus de Valcavado, d'Urgell, de Silos ou de Facundus (4e étage) : Coq, chèvre et chien sont entourés d'un faisan et d'un..singe, pense t-on, qui ressemble beaucoup à un kangourou. Mais c'est impossible que Beatus ait pu approcher un kangourou, ne fût-ce qu'en peinture, l'Australie étant inconnue encore pour longtemps. Dans le manuscrit de Gérone, on retrouve les deux singes à droite, le reste de l'étage étant habité par des chèvres et des espèces de gazelles, d'antilopes, bien connu de l'Afrique du Nord qui a beaucoup influencé l'Espagne, nous l'avons vu. Celui de Facundus figure quant à lui une paire de loups et une paire de lionnes.
- - quatrième étage : Dans le Beatus de Gérone, coq, faisan, et autres gallinacées partagent une "cabine", séparée de celle des lapins. Pour le Beatus de Facundus, voir 3e étage.
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