ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
 

-ABBAYE
-LE - BEATUS -DE -LIEBANA
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L'ART DES BEATUS
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---PREAMBULES, EXERGUES -

----L'Arche de Noé (II) ----


7.

Beatus de Facundus, (1047), f109, détail du 2e étage de l'arche : Les animaux fantastiques

 
Au second niveau, le Beatus de Facundus (image 7) présente exceptionnellement une petite collection d'animaux fantastiques : A gauche, il semblerait qu'ait été représentée la redoutable manticore (du perse mardkhora, de martya, "homme" et xvar, "mangeur"), bizarrement apparentée ici à un cheval, alors que le mythe lui a donné un corps de lion :

8. 9.

8. Bestiaire anglais de 1260/1270, Trinity College Library, R.14.9, f. 91v, détail
9. Bestiaire français, vers 1450, La Haye (Den Haag), Koninklijke Bibliotheek (Bibliothèque nationale des Pays-Bas), MMW 10 B 25, f. 23

C'est le Grec Ctésias de Cnide, médecin à la cour d'Artaxerxès II (Ctesius, v. 436 - 358) qui fit connaître cette créature légendaire dans son Indika (ou Indica, L'Inde, v; 400) une histoire plus ou moins mythique de l'Inde. C'est Pline, complétant l'Histoire Naturelle d'Aristote, qui transforma par erreur la "martichora" de Ktesias en "manticorus, manticora". Cet hybride au corps de taille variable (du lion au cheval : d'où peut-être la bizarrerie citée plus haut) et à tête d'homme est parfois ailé. Sa queue, qui la rapproche du scorpion, possède des multiples dards qu'elle envoie comme des flèches et ses mâchoires puissantes, dont chacune possède trois rangées de dents. A sa droite, apparaît un lion ailé. En général, les animaux fabuleux forgés à partir du lion ont toujours une partie d'anatomie rapportée d'une autre espèce : une tête de femme pour le sphinx, une tête d'homme pour le lamassu assyrien, une tête d'oiseau pour le griffon, un ventre de chèvre et une queue de serpent pour la chimère, etc... Cette figure du lion ailé se rencontre bien dans le christianisme, comme symbole de l'évangéliste Marc, mais rien ne vient appuyer ici cette interprétation. Elle nous a été transmise par l'Assyrie et par la Perse (image 10), connue aussi de l' Inde (image 10), mais n'est pas devenue sous cette forme un animal mythique en Occident.

9.10. 11.

9. Lions ailés, frise du Palais de Darius Ier à Suse, en Mésopotamie, - 510, Musée du Louvre
10. Lion ailé, Pièce d'orfèvrerie de la période achéménide, Ecbatane ? Règne du roi de Perse Artaxerxès II (404-359), 11,5 cm de H, Oriental Institute Museum de Chicago (n° OIM A28582).
11. Lions ailés, grès, Sanchi, Inde Centrale, Dynastie Shunga, vers - 180.

Plus célèbre est son voisin de droite, le griffon (gryffon, griffin, gryphon, du lat. gryphus, lui-même issu du gr. grups, grypes, relatif, paraîtrait-il, au bec crochu de l'animal). Le griffon a toujours un corps de lion, une tête d'aigle et des oreilles de cheval et il est souvent ailé. Chez les Grecs, les griffons rendent bien des services : C'est un griffon qui sert à Apollon de monture et de gardien de trésor (contre les Arimaspes), qui se trouve dans les terres des Hyperboréens. C'est aussi un griffon qui sert d'attelage à Némésis et protège les caves de Dionysos.

12a. 12b. 13. 14.

12. Salle du trône (12a), avec la frise aux griffons (détail 12b) du palais de Cnossos, vers 1700 avant notre ère, sans doute la plus ancienne image connue du griffon.
13. Protomé (Élément décoratif constitué par un buste humain ou un avant-train d'animal) de griffon, Ziwiyé (Kurdistan)
VIIIe-VIIe siècle avant notre ère, Musée National de Téhéran.
14. Griffon, enluminure flamande (v. 1350) du Der naturen bloeme (litt. "fleur de la nature"), histoire naturelle en vers néerlandais écrite vers 1266 par Jacob van Maerlant (v. 1235- 1291), inspirée du De Natura rerum de Thomas de Cantimpré (1201- 15 mai 1272, dominicain de Louvain).
La Haye, Koninklijke Bibliotheek, KB, KA 16, 27, 8 x 20,8 cm, Folio 87r.

Complètement à droite, très répandu dans les mythologies du monde, le dragon, forme monstrueuse du serpent, est ici à longue queue, ce qui est très fréquent. Dans le monde entier, les dragons ou animaux draconiformes sont légions. L'Asie surtout, où le naga indien (a), serpent issu du cobra (ou naja), à tête humaine, et autres serpents monstrueux du Ramayana, du Mahabharata ou des Sutras bouddhiques ont donné naissance à une nombreuse descendance, en Thaïlande (b), au Cambodge (c), au Laos (d), en Indonésie, etc...

(a) Nagas, Inde du Sud, Royaume Hoysala (XIe - XIIIe), Belur, Temple Chennakeshava
(b) Neaks (en khmer, neak = naga). Wat Bupparam (wat = temple), construit par le roi Muang Kaew en 1497.
(c) Neaks, Temple de Banteay Srei (litt."la citadelle des femmes"), au Nord d'Angkor Thom, vers 967
(d) Nagas d'or, temple de Luang Prabang, Laos

L'Amérique a son fameux Quetzalcóatl, le serpent à plumes(e). Dans les airs, dans les mers ou sur terre, le dragon (long, lung) est omniprésent dans la mythologie chinoise, forgeant des dynasties, emblématiques pour des empereurs(f) -(g)-. Sous cette traduction se cachent des êtres fabuleux assez différents les uns des autres, "des dragons sans corne (tch'eu-lung), les dragons à écailles (kiao-lung), des dragons à cornes (k'ieou-lung) et les dragons ailés (ying-long) qui sont les plus nobles de tous les dragons"(extrait de http://religion.mrugala.net/Chine/ Religion%20et%20mythologie%20chinoise.doc). Comme il ne s'agit pas de traiter amplement ici la question des dragons, intéressons-nous seulement aux sources auxquelles ont pu puiser les auteurs médiévaux comme Beatus.

(e) Quetzalcoatl, statue aztèque de Mexico, XVe s, Musei Vaticani: Pontificio Museo Missionario Etnologico
(f) Dragon en bronze doré, dynastie Tang (618-906), British Museum
(g) Vase avec dragons, dynastie Ming (1368-1644), exécuté pour l'empereur Zhengde (1506-21), dans le cadre de lois somptuaires réservant la figuration du dragon à cinq griffes aux oeuvres artistiques destinés à la maison de l'Empereur.

Les plus vieux récits du monde, écrits sur des tablettes d'argile, comme le Lugal-E (IIIe millénaire avant notre ère), le mythe d'Anzu (début du IIe -fin du premier millénaire avant notre ère) ou l'Enuma Elish* (fin du IIe - début du Ier millénaire avant notre ère), narrent les péripéties de la cosmogonie sumérienne et parlent déjà du dragon.

* ENUMA ELISH : Appelé ainsi car ce sont les premiers mots du texte et aussi parce que ces derniers étaient scandés à Babylone pendant les processions du 4e jour de la nouvelle année.

 
Dans les principales versions du mythe, le premier dragon mythique n'est pas, comme on le lit un peu partout sur le web, ni Tiamat, la mer primordiale d'eaux salées, ni Apsu, son compagnon d'eaux douces, ni Marduk, qui les a supplantés, ni même Asag (en sumérien, Asakku en akkadien), décrit plutôt en démon humanoïde des maladies. Le premier dragon personnifié serait plutôt le dieu agraire Ninurta, dont le Lugal-E célèbre la splendeur et qui, parmi tant de choses, est "un dragon tournant sur lui-même" (1-16) et qui a vaincu, entres autres terribles ennemis, un dragon et un serpent à sept têtes (122-134).
Dans l'Enuma Elish, il est une création de Tiamat, parmi les nombreuses créatures qu'elle crée pour combattre, sans succès, le redoutable Marduk, fils d'Enki/Ea (nom sumérien/nom akkadophone). Cependant, il faut bien reconnaître que Tiamat apparaît en dragon sur la tablette dite Rm. 282, version où le dragon n'apparaît qu'après la création du monde et qui nous livre seulement l'épisode du combat final de Tiamat, contre Bêl, le nouveau nom seigneurial de Marduk :
" Qui est le Dragon ?
--Tiamat est le Dragon...
--Bel, au ciel, a formé... "
Puis, chose pas inintéressante, suivent plusieurs vers qui nous détaillent les dimensions de l'impressionnante bestiole :
"Cinquante kaspus* de long (env. 50 km) , un kaspu de haut ( env. 10 km), six coudées* (env 3 mètres) dans sa bouche, douze coudées dans...(?), douze coudées (env. 6 mètres) séparent ses oreilles; sur une distance de soixante coudées il....un oiseau; dans l'eau, il s'enfonce de six coudées...il élève sa queue à la hauteur..." traduit de la version anglaise "The seven Tablets of Creation", London, 1902.

* KASPUS : 1 kaspu = distance parcourue en deux heures de marche, env. 10 km.
* COUDEES : La coudée, mesure du poignet au coude d’où son nom, était utilisée dans les antiques civilisations du Moyen-Orient et variait de 45 à 54 cm environ, ce qui donne plus ou moins trois mètres pour notre mesure ( 6 x ~50 cm)


15. Tête de dragon cornu, emblème du dieu Marduk. Dynastie chaldéenne de Babylone (625-539 av J.C). Provenance inconnue, Mésopotamie (Iraq), Bronze, H. 15 cm.
16. Dragon-serpent Marduk, 1, 20 x 1,70 m, briques moulées et vernissées, décor de la porte d'Ishtar de Babylone. Période Néo-babylonienne 604-562, Detroit Institute of Art.
17. Marduk et son attribut, le dragon, détail d'un cylindre de sceaux en lapis-lazuli, dédicacé à la divinité par le chef babylonien Marduk-zakir-šumi I (v. 854-819)


Le serpent qui est associé à Marduk (image 17), puis son fils Nabû, comme attribut, a été créé semble t-il bien plus tard, peut-être sous la dynastie chaldéenne (626 - 539), à l'instar du dragon cornu, qui apparaît alors sur les murs de Babylone, en particulier à la porte d'Ishtar (déesse de l'amour et de la guerre, images 15 et 16) et dans l'avenue processionnelle qu'elle ouvre, ornementées par le roi Nebucadnetsar (Nebucadnezzar, Nabuchodonosor). Nul doute que cette impressionnante exposition a frappé le regard des juifs que ce roi a fait captifs à Babylone (vers 587, II Rois 25:27-30 ) et qui retrouveront la Palestine sous le règne de Cyrus (- 538). Cette longue tradition sumérienne (nous l'avons vu pour le déluge) puis assyrienne a influencé la tradition juive du dragon, qui est appelé en hébreu thannîn (tannin), ce mot désignant parfois le serpent lui-même (Exode 7 : 9, Deutéronome 32 : 33) Bel et le Dragon v. 23). A l'inverse, le nom traditionnel hébreu du serpent, sârâph (peut-être à l'origine du séraphin), est traduit quelquefois par dragon, comme dans Esaïe 14 : 29 (parce qu'il vole?) et 30 : 6. Le dragon est associé, dans l'Ancien Testament, aux cataclysmes : Additions à Esther 1 : 4 et 2 : 6, personnifiant les ennemis deYahveh et de son peuple, comme...Nebucadnetsar (Jérémie 51 : 34). Il continuera de personnifier les représentants du Mal dans l'Apocalypse, sous la forme de l'Antéchrist, et là, nous rejoignons le monde de Beatus, qui connaît le dragon sous sa forme latine, draco, dérivée du grec drakôn (du verbe derkomai, "regarder", "fixer du regard", caractéristique connue de ces reptiles), qu'utilise la version des Septante pour traduire les termes hébreux tannin et Liwyatan (d'une racine hébraïque : tordre, courber) le fameux Léviathan, monstre à plusieurs têtes dans les Psaumes 74 : 14, monstre en sommeil dans Job (3 : 8), animal marin fantastique et joueur dans Psaumes (104 : 26), qui ne permettent pas de faire du léviathan un monstre serpentiforme. Le drakôn grec désigne des serpents géants ou aquatiques, qui souvent étaient gardiens de trésors, tel celui qui gardait le jardin des Hespérides, Ladon, vaincu par Héraklès (Hercule) dans le onzième de ses fameux Douze Travaux (image 18), ou celui qui protégeait la Toison d'Or, tué par Jason (image 19). Le mythe du dragon a donc une très longue histoire quand s'en empare la tradition chrétienne, nous le verrons bientôt au travers des illustrations de l'Apocalypse.

18. Hercule et le dragon Ladon, cratère attique décoré des travaux d'Hercule, vers - 490, peinture attribuée à Kleophrades.
J. Paul Getty Museum, collection Malibu, n°77.AE.11
19. Jason régurgité par le Dragon, coupe attique, 500-450, peinture attribuée à Douris.
Cité du Vatican, Museo Gregoriano Etrusco Vaticano, n° 16545. On peut voir, derrière le dragon, la Toison d'Or accrochée à l'arbre donnant les pommes d'or du jardin des Hespérides.
 

 

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