ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
 

-ABBAYE
-LE - BEATUS -DE -LIEBANA
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L'ART DES BEATUS
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---PREAMBULES et EXERGUES--

----Généalogies
---Victoire du Christ contre Satan---
Portraits des auteurs-


 

GENEALOGIES

 
Les tables généalogiques des manuscrits du Beatus suivent en général les peintures sur les évangélistes et leurs évangiles. Leur tradition semble remonter au début du Ve siècle et apparaît pour la première fois dans la Bible de León (960). Cette tradition est issue du milieu chrétien d'Afrique du Nord, elle-même empruntée sans doute à des histoires du monde un peu particulières : le Liber Genealogicus, concocté par les Donatistes pour défendre leurs points de vue dogmatiques ou l'Historiarum qu'Orose (Paulus Orosius, v. 385-420), historien hispanique, a écrit au retour d'Afrique pour Augustin, en complément de son De ciuitate (civitate) Dei, mais qui place les évènements contemporains dans une perspective plus historique que le livre donatiste, moins catastrophiste et moins eschatologique que ce dernier. Le Liber Genealogicus est l'oeuvre de ces chrétiens persécutés pour leurs convictions, et ce vécu traverse sans cesse leur regard sur l'Histoire du Peuple de Dieu, appelé au martyre depuis la Création du monde (meurtre de Caïn sur Abel) jusqu'à leurs expériences proches de persécutions (de Néron, Domitien, Trajan, Decius, Valérien, Dioclétien et Maximien). Nous ne connaissons pas le manuscrit original, attribué à leur instigateur, Donat (v. 270-355), l'évêque schismatique de Casae Nigrae (Cases Noires) en Numidie, mais les quatre versions* qui nous sont parvenues de cette oeuvre sont à rapprocher du Béatus de Liébana, comme nous allons le voir.

* Editées par Mommsen en 1892 et appelées : Taurinensis (v.405/411), Sangallensis (v. 427) Florentini (v. 438) et Lucensis (v. 455/463).

Comme celui du moine de Liébana, l'ouvrage se place dans une perspective eschatologique du monde où Enoch et Elisée, que la tradition chrétienne identifie aux deux témoins du livre 11 de l'Apocalypse, assistent à la confrontation finale des Justes avec l'Antéchrist, identifié à Néron. D'autre part, les Nord-Africains du Liber Genealogicus ont vécu l'invasion des Vandales comme Beatus et ses contemporains ont vécu celle des Musulmans. Ils ont vu les Vandales bouter les Romains hors d'Afrique et le codex Lucensis a lu cet évènement au travers du prisme de la statue aux pieds d'argile de la prophétie de Daniel (2 : 31-45), vision de Nebucadnetsar (Nabuchodonosor), roi de Babylone, où le fragile colosse étant confondu, bien sûr, à l'Empire Romain. La version Florentini n'est pas en reste, ayant calculé que les noms de Genséric et celui d'Anthemius représentaient le nombre de la bête dans l'Apocalypse (666). Dans tous les cas, les auteurs se servent des généalogies du Christ (Genealogia Christi, Liber generationis ihesu christi) pour faire comprendre l'histoire de l'Eglise comme un vecteur puissant, jalonné tout du long par les attaques du Mal, depuis la Chute jusqu'à la victoire du Christ sur l'Antechrist. D'autre part, cette filiation du Christ descendant jusqu'à Dieu était là pour montrer l'origine divine du Christ, que les Adoptianistes refusaient, rappelons-le, du temps de Beatus de Liébana. C'est pour cette raison que Beatus choisit d'argumenter ce fait sur la base de la généalogie de Matthieu, remontant jusqu'au Créateur lui-même, plutôt que celle de Luc, qui s'arrête à Abraham en passant par David.

Les généalogies bibliques illustrées par les Beatus s'inspirent à la fois de l'Ancien et du Nouveau Testament, dans les livres de la Genèse, 5 : 1-6 et de l'évangile de Luc, 3 : 23 à 38, alors que la généalogie du Christ qui se développera le plus dans l'iconographie chrétienne dès le XIIIe siècle sera l'arbre de Jessé, de la lignée donc de David, qui se trouve en ouverture de l'évangile de Mathieu, 1: 1-17. Ajoutons qu'une très vieille tradition découpe cette généalogie biblique en six âges différents, inaugurés respectivement par Adam, Noé, Abraham, David, Sédécias et le Christ lui-même, dont la naissance et la crucifixion marquent le début et la fin du sixième Age.

Les tableaux généalogiques n'occupent pas la même place dans tous les manuscrits des Beatus. Un des tout premiers d'entre-eux, celui de San Miguel de Escalada (Morgan I, 926/962), qui fait partie de la première branche des Beatus (voir stemma), n'en consacre que quatre (en médaillon : image1 : Adam et Eve, la Chute ; image 2 : Noé faisant un sacrifice ; image 3 : Sacrifice d'Isaac par Abraham et sa femme Sarah). Les manuscrits faisant, par contre, partie de la deuxième branche, en comportent significativement plus, tels les Beatus de Saint-Sever (v . 1060), qui en comporte onze (en médaillon : images 4 à 6, idem 1-3 de Beatus Morgan I ; image 7 : Isaac et sa femme, Rébecca). Remarquez que les lignées font des chaînons de différentes couleurs. Dans le Beatus de Saint-Sever, sur l'image 4 par exemple, les médaillons bleus rapportent la descendance d'Abel jusqu'à Noé et les rouges celle de Caïn, détruite par le déluge. C'est sur la colonne la plus à droite qu'a choisi de signer, semble t-il, le directeur du scriptorium (voir agrandissement). Quant note troisième exemple, le Beatus de Cardeña (1175/1185), il fait se succéder six cents noms apparentés, d'Adam jusqu'à l'incarnation du Christ, sur pas moins de quatorze pages (image 8, généalogie de Sem). Enfin, celui de las Huelgas (1220) réserve onze pages au thème de la genealogia, comme à Saint-Sever (image 9, scènes de la Chute, de l'expulsion du Paradis et enfin du salaire du péché : le travail ; image 11, Noé ; image 12, Jacob et sa femme Léa [Léah]).
 

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VICTOIRE DU CHRIST CONTRE SATAN

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13. Beatus de Gérone (v.975), folio 18v, détail
14. Beatus de Saint-Sever (v. 1060), folio 13

Les généalogies du Christ précèdent parfois la figuration allégorique du combat entre les forces du bien et les forces du mal, dont les grandes victoires sont l'Incarnation et la victoire finale des armées divines sur celles de Lucifer, à la fin des temps. L'assimilation du serpent au Mal est déjà dans les premières pages de la Genèse (3 : 1-14), mais l'allégorie elle-même du serpent et de l'oiseau ne se trouve pas dans les Ecritures. En Orient préexistait au récit biblique l'image de l'aigle terrassant le serpent, image reprise dans les Moralia de grégoire le Grand. Ailleurs, comme dans le chapitre 26 du bestiaire du Physiologus (ou Physiologos), sorte de catalogue moralisateur venu peut-être d'Egypte au IIe siècle (traduit à Rome dès le IVe siècle), c'est de l'ichneumon qu'il s'agit et, cette fois, il y est question directement de la question du combat du Bien et du Mal :
"Il existe un animal appelé ichneumon, qui est l'ennemi du dragon. Quand il aperçoit ce dernier, il s'en approche, s'enduit de boue, couvre son museau de sa queue, se cache et augmente de volume. Fort de cette transformation il attaque par surprise le dragon jusqu'à ce que mort s'en suive, comme notre Sauveur, quand il assuma la substance d'un corps terrestre, le corps qu'il a reçu de Marie, qu'il conserva jusqu'à ce qu'il ait tué le dragon spirituel qui vit sur les bords des
fleuves de l'Egypte, c'est à dire le Diable
"

Dans les Beatus, il n'est figuré ni aigle ni ichneumon (litt. "celui qui suit à la trace", en grec), qu'il ne faut pas confondre avec l'acception moderne d'une espèce d'hyménoptère, mais qui est le nom ancien d'une mangouste (ou rat d'Egypte), rare prédateur du serpent. L'oiseau des Beatus ressemble plutôt à un paon, avec sa queue en panache, dans le style des oeuvres d'orfèvrerie sassanide (la légende nous parle d'ailleurs d'un oiseau d'Orient : "...avis in regione orientis..." . Cela n'a rien d'étonnant, car l'animal, qui jouissait déjà d'un grand prestige chez les Grecs et les Romains, incarna pour les premiers chrétiens l'immortalité et la résurrection, en particulier parce que son plumage se renouvelle chaque année (pour les Grecs, renaissaient alors les cent yeux d'Argos). Saint Augustin ajoute à cela qu'il en était convaincu parce que sa chair passait pour imputrescible. Cela concerne l'oiseau, mais quid du reptile ? Un serpent, nous dit la légende du manuscrit, qui s'apparente au dragon d'Isidore de Séville, qui assimile ce dernier aux grands constrictors (tel le python), dépourvu de venin mais dont la queue est puissante et tue en asphyxiant sa victime. Si ce n'est pas lui, serait-ce le vilain aspic des Psaumes, ce cobra d'Egypte très venimeux qu'Augustin fait vivre dans les ténèbres ? En fait, un petit détail nous permet de l'identifier plutôt au basilic, animal fabuleux par hasard semble t-il, à force d'amplifier ou de déformer les témoignages à propos d'un serpent, bien réel et bien terrible, lui, le cobra, une nouvelle fois. C'est le nom latin du basilic qui nous fournit l'explication : regulus (petit roi), à cause de la petite crête qui surmonte sa tête, qui fait penser à une couronne, et que possède bien l'animal figuré de nos Commentaires (images 13 et 14), de manière stylisée, cependant.

 
PORTRAITS -DES -COMMENTATEURS

A la fois dans le Beatus de Gérone et delui de Saint-Sever, le portrait des auteurs appelés par le moine de Liébana à composer son ouvrage suit immédiatement l'allégorie de l'oiseau et du serpent. Les pères de l'Eglise choisis par le moine liébanien sont assez nombreux, nous en avons déjà cité un certain nombre, et les artistes des Beatus n'ont semble t-il pas choisi de tous les présenter. Dans les deux exemples que nous vous proposons, ce sont à chaque fois huit personnages qui ont été choisis, mais les deux listes présentent des différences. Alors que le Beatus de Gérone (images 15) présente Léandre (Leandro), le frère d'Isidore de Séville, celui de Saint-Sever (images 16)le remplace par l'apôtre Jean lui-même (Iohannes). Les noms communs aux deux listes sont présentés dans le même ordre (de gauche à droite et de haut en bas) : Jérôme (Ieronjmo et Iheronimus), Augustin (Agustino et Agustinus), Ambroise (Ambrosio et Ambrosius), Fulgence (Fulgentjo et Fulgentius), Grégoire (Gregorio et Gregorius), Abringe, Ambringe? (Ambringio et Abringius) et Isidore (Isidoro et Isidorus). D'autre part, alors que le Beatus espagnol intègre les portraits des pères de l'Eglise la page consacrée à l'alpha et l'omega, le Beatus français leur consacre une pleine page :

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15. Beatus de Gérone (v.975), folio 19r, détail
16. Beatus de Saint-Sever (v. 1060), folio 13v

     

 

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