ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
------ABBAYE----
 

Le temps des mutations, fin IXe - XIe siècles

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Nouveaux visages de la féodalité
et
Désordres monastiques

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          Aldebrandin de Sienne (Aldobrandino da Sienna)
          "Le livre pour la santé du corps garder et de chacun membre, pour soi garder et conserver en santé , composé à la requête du roi de France, par maître Aldebrandin", premiers mots du livre qui sera appelé :
          " Le régime du corps" ou encore "Li Livres dou Santé",
          France vers vers 1285
              Londres, British Library, Ms Sloane 2435, f. 85, vers 1480



Nouveaux visages de la féodalité


 

Nous avons vu que la fin de la dynastie Carolingienne est un moment important de mutation, non seulement pour les sociétés civiles, mais aussi religieuses. De part et d'autre les royautés se délitent, les sociétés civiles ou religieuses se désorganisent sous l'effet d'une violence qui a, en gros, deux visages : Les invasions des hommes du Nord (voir Les Invasions) et les luttes interminables de pouvoir entre les Sires (Seigneurs châtelains), qui marquent les débuts d'une nouvelle féodalité.


Il ne faut pas, comme on le lit trop souvent, attendre Adalbéron de Laon, vers 1020, pour que soient posés les fameux ordres sociaux auxquels va s'ancrer la féodalité, oratores, bellatores, laboratores : les religieux (littéralement : ceux qui prient), les guerriers, les travailleurs. Déjà vers 875, le moine de Saint-Germain d'Auxerre, Heiric (Héric), avait fait un point de la question. Il avait rassemblé en un seul ordre les moines et les clercs, et séparé les laïcs en deux ordres, les belligerantes (les guerriers) et les agricolantes (les paysans). Pour Adalbéron, l'architecture sociale voulue par Dieu est quelque peu différente : "Qui sont les oratores par excellence, les moines ou les évêques ? Adalbéron de Laon s'en prend aux moines qu'il accuse de ne pas être à leur place et d'avoir usurpé la place des évêques. Il veut montrer qu'Odilon [de Cluny] n'est pas à sa place : les moines sont sortis de leur office, ils se mêlent de tout, usurpent la justice, se mêlent de combattre. Les véritables oratores sont les évêques. Les moines détruisent l'ordre social, ce qui mène à la contestation de la doctrine religieuse et in fine à l'hérésie, comme c'est le cas à Beauvais (hérésie grave proche du manichéisme). Adalbéron remet en cause les privilèges monastiques."

extrait de la page web :
http://www.eleves.ens.fr:8080/home/mlnguyen/hist/monachisme.html

La royauté est très affaiblie, c'est le temps dit des principautés, où des hommes ambitieux s'arrogent comtés, abbayes, évêchés, avoueries. Qu'ils soient rois, comtes, évêques ou abbés, tous construisent des tours de guet, des ouvrages fortifiés pour se défendre, non plus des envahisseurs étrangers, mais des attaques continuelles de bandes armées ou que se portent les princes entre eux, et ce mouvement s'accélère vers 930-940. Parmi les plus grands d'entre eux, on peut citer Boson, roi de Provence, Guillaume, duc d'Aquitaine, Baudoin II, prince des Flamands ou Guillaume Longue-Epée, prince des Normands ou Hugues l'Abbé, qui domine la Neustrie entre Seine et Loire. Ces princes ne cherchent plus la légitimité de leurs charges, requise naguère du roi : Qu'elles soient abbatiales ou comtales, les Grands Seigneurs estiment qu'ils les détiennent directement de Dieu et patrimonialisent cet "honor" familial. Ils prendront progressivement le titre qui n'était donné jusque-là qu'aux abbés, évêques ou rois : domnus.

Pour acquérir ces nouveaux pouvoirs, les princes ont besoin de soldats, les miles, qui forment l'armata militia, militia Francorum : Abbayes ou évêchés sont des appuis militaires importants : les troupes de cavaliers qui y sont recrutées forment le gros de l'armée royale. Nous n'allons pas dire que ce sont les débuts de la Chevalerie, il existe depuis belle lurette des hommes en armes et à cheval, mais elle est en voie d'institutionnalisation, recrutée chez les nobles, bien sûr, mais aussi dans des franges paysannes. Odon de Cluny avait aussi parlé de cet ordre tripartite de la société, qu'il dénonça avec vigueur à un moment où les exactions des puissants devenaient fréquentes. Auparavant, le noble Carolingien défendait ses pauvres, les ennemis de Dieu, et à présent, les princes s'emparent des monastères et partant, de l'abbatiat et du manse conventuel, dans lequel ils puisent, pour distribuer éventuellement des bénéfices à leurs vassaux. C'est ainsi que, bien des moines ayant fui les invasions, revenaient chez eux, dans un monastère qui avait changé de propriétaire. La chevalerie va, cependant, être admise, reconnue par la société, cela est clair dans les chartes et les chroniques des Xe et XIe siècles, et l'abbé de Fleury lui-même, dans ses canons écrits vers 990, reconnaît sa légitimité tant qu'elle sert l'Etat et ne pratique pas la rapine. On connaît même un chevalier (avant 982), Gimon, entré sur le tard dans les ordres et fait prieur de l'abbaye de Conques, conserver au dortoir, près de ses vêtements de moine, sa cuirasse, son casque, son épieu, son épée, tout son armement, suspendu au chevet de son lit. Gimon en sera absous par Bernard d'Angers, son Seigneur. Tolérance peu commune, bien entendu, puisque les chevaliers quittant le siècle déposaient rituellement leurs armes sur l'autel de l'abbatiale.
 

 
La justice a bon dos
 

 
Cependant, en ces temps de grands dangers, c'était parfois l'abbé religieux lui-même qui demandait protection, ne pouvant lui-même, en tant que moine, défendre sa communauté par la force. Il pouvait ainsi faire appel à un abbé laïque pour cela, ce dernier n'hésitant pas parfois à confier cette charge à un membre de sa famille et même à inféoder l'abbatiat à un de ses fidèles, pour jouir des revenus du monastère : c'est la commende (commendise dans le midi, sauvement du Lyonnais à la Bourgogne, tensement au Nord). La direction d'une abbaye pouvait aussi être bicéphale, un abbé régulier étant le chef spirituel des moines, pendant qu'un autre abbé, séculier cette fois, gérait le patrimoine du monastère, tous deux étant le plus souvent de la même famille.

L'abbé qui déléguait ses pouvoirs de ban à un laïc, l'avoué (advocatus) ou le viguier (vicarius), devenait sa victime, puisque l'avoué cherchait à gagner un maximum de bénéfice au détriment du monastère. Pour payer leurs défenseurs, en effet, les moines cédaient le droit de prélever des impôts sur la population, ce qui appauvrissait l'abbaye et créa rapidement de nombreux litiges, du fait des exactions auxquelles se livraient ces délégués des monastères. C'est tout le problème de l'avouerie qui, à l'instar de la commende, peut momentanément aider les communautés monastiques dans leurs difficultés financières ou judiciaires, mais qui, détournées de leurs buts premiers, permettent aux Seigneurs de s'enrichir à bon compte.

L'avouerie se présente de deux manières, selon qu'on regarde vers la Francie du Nord et de l'Est, ou vers les régions méridionales :

"Dans le Nord et dans l’Est de la Francie se développe le système de l’avouerie qui engendre de nombreux abus : l’abbé immuniste délègue ses pouvoirs de ban à un laïc à qui il concède un bénéfice pris sur les terres monastiques. Inévitablement, l’avoué s’efforce d’accroître son bénéfice au détriment du monastère, il impose aux populations des charges indues : L'hébergement de sa suite, prestations en argent, en nature, parfois en hommes d'armes1pour la guerre. Les grands utilisent également le temporel des monastères pour distribuer des bénéfices à leurs vassaux, puisant souvent dans la mense conventuelle. Il y a désorganisation de la vie monastique2 "

"L'Eglise méridionale n'a jamais cessé d'utiliser les vieux contrats du droit romain tardif, à la limite du droit public et du droit privé : ainsi l'avouerie, institution originale de l'époque mérovingienne. L'advocatus/avoué du Sud est un véritable avocat, defensor ecclesiae chargé de défendre en justice les biens monastiques, comme à Aniane en Gothie, à Nouaillé et Saint-Jean-d'Angély en Saintonge, à Saint-Chaffre en Velay, et n'a rien de commun avec l'administrateur matériel, intendant et occasionnellement homme de main d'un abbé-seigneur qu'est l'avoué du Nord, pourtant son homonyme . Pour la gestion matérielle de leurs domaines, les abbayes méridionales ont recours à d'autres anciennes pratiques romaines : la précaire, ou, plus durable et plus avantageuse pour les deux parties, la commende (commenda), contrat venu tout droit du Bas-Empire, et qu'on saisit paradoxalement le mieux au moment où il se dénature. Lorsque se généralise la commendatio, la mise en commende des terres, lorsqu'elle se patrimonialise (les commendataires "oubliant" de restituer le bien en commende), elle se rapproche du fief du Nord ; lorsqu'elle s'applique aux hommes, devenant hommage, c'en est fait : les terres du Midi son prêtes à adopter le système féodo-vassalique, et ceci sans complexe3."

1. Il n'est pas rare de voir monastères et cathédrales bénir épées et combattants de leurs avoués défenseurs, par le biais de liturgies qui ont peut-être donné naissance à l'adoubement (NDE)
2. extrait de Histoire de La France, origines et premier essor, 480-1180, de Régine le Jan, collection Carré Histoire, éditions Hachette, 1996.
3. extrait de La France de l'an Mil, dir. R. Delort, Paris, Seuil, 1990.
 

La justice ne peut évidemment sortir grandie de tels désordres, et elle n'est alors qu'un vain mot : Les moines de Gembloux, par exemple, fondé par Guibert, ne parviennent pas à recouvrer par voie de justice des biens qui leur ont été usurpés par le beau-frère du fondateur de l'abbaye. Ceux de Saint-Mihiel, à l'inverse, s'interposent aux décisions du Duc Frédéric Ier de Lotharingie, qui avait rendu à un noble, Garnier, la précaire dont il avait été privé par un châtelain. La justice publique se délite complètement, mais la justice comtale de l'abbaye ne disparaît pas, malgré ce qu'a pu en croire d'éminents historiens comme Duby. C'est Dominique Barthélémy qui nous le montre dans un remarquable ouvrage sur "l'an mil et la paix de Dieu", et qui nous précise que les chartes de Cluny attestent de cette pérennité.
 

Le Moine et le Prince...son compère

 
De même que la justice, les mœurs se ressentent de tant de violences et de déstabilisations : pendant les invasions, des communautés monastiques entières oublient leur raison d'être (voir Les Invasions) et négligent, par exemple, leur devoir de prière. Devant tant de négligences (c'est une époque où l'Eglise connaît développement certain de la simonie et du nicolaïsme, particulièrement la Papauté), réagissent des princes et des hommes d'Eglise. Les deux plus importants témoins de cette époque autour de l'an mil sont Raoul Glaber (ou Glabre ) le moine historien et Adémar (Adhémar) de Chabannes (988-1034), le moine de Limoges et d'Angoulême, historien lui aussi, qui travaille à la paix des évêques par ses sermons (synodes de 1028 à 1033). Raoul Glaber n'y va pas de main morte :
"À mesure que l'irréligion s'accroît parmi les clercs, l'arrogance et une cupidité effrénée se répandent dans le peuple. Mensonges, intrigues, tromperies, meurtres exposent l'ensemble des hommes à des risques mortels. Et lorsque cette odieuse cécité plonge dans les ténèbres, l'œil de la foi catholique, c'est-à-dire ses prélats, son peuple s'abîme dans la perdition, ayant perdu le chemin du salut. Il est juste alors que ces prélats subissent les affronts de ceux qui devraient leur obéir: ils voient se rebeller ceux mêmes que leur exemple a fait dévier de la justice." Si Glaber s'en tient principalement à l'invective, Adémar de Chabannes, lui, donne plus de détails. Il parle, par exemple, de l'évêque Grimoald (993-1018), recevant du comte d'Angoulême le monastère Saint-Cybard, grâce à des.."cadeaux". L'évêque lui-même cède un petit monastère en Périgord à son frère Aymeric (Aimeric) qui, à son tour, l'inféode...ce qui rend ce bien perdu pour Saint-Cybard.

L'action des princes est délicate à interpréter, celle-ci découlant de leurs préoccupations à la fois politiques et religieuses, imbriquées, enchevêtrées parfois. Ils réagissent mal, par exemple, au fait que les moines négligent leur devoir de prière. Sont-ils soucieux d'une carence évangélique, ou craignent-ils pour leur salut et celui de leur illustre lignée, qui se voit là privés de nécessaires intercessions? Car les prières des moines sont importantes pour apporter le salut du prince et la paix de ses défunts : c'est pour cette raison que des seigneurs chassent les moines de l'abbaye de Montier-en-Der, qu'on dit dépravés, pour les remplacer par des moines venus de Saint-Evre. D'autres abbés sont dénoncés pour leur conduite scandaleuse, comme l'abbé Magenard, par exemple, de Saint-Maur des Fossés. Nous devons cependant faire bien attention devant ces démonstrations de pieuses volontés qui, nous l'avons dit, habitent des hommes plus habitués à l'usage de la violence et de la ruse qu'à celui de la charité chrétienne. Nous allons illustrer ce doute par deux exemples.

Le moine Eudes de Saint-Maur, rendant hommage au comte de Paris, Bouchard, qui fit entrer la réforme à Glanfeuil, écrit vers 1058 une Vie de Bouchard, où il dit, à propos de l'abbé Magenard (cité plus haut) : "...Mais il n'agissait pas selon les directives de notre père Benoît. Il était très préoccupé du siècle et négligeait de pourvoir aux besoins des âmes et des corps [des moines]. Il se plaisait à la chasse, au milieu des chiens, des bêtes et des oiseaux. Si l'idée lui venait de voyager, il laissait là ses habits de moines et se revêtait des vêtements en peau d'un grand prix; sur son humble tête, il se mettait un bonnet précieux". Ce récit est écrit bien après les faits, par un moine louant son réformateur. Le pire qu'a pu faire l'abbé Magenard, nous l'avons lu, ne fait pas de lui un horrible personnage. D'ailleurs, Eudes n'avoue t-il pas lui-même : "Que ce rappel ne fasse pourtant pas tort à la communauté, car c'était alors l'usage de tous les moines du royaume". Cela n'empêchera pas le comte Bouchard de traiter l'abbé Magenard et ses moines comme des moins que rien : Accompagné de Maïeul et de ses moines, il se présenta à eux sans prévenir, d'un côté de la Marne opposé à celui de l'abbaye des Fossés et manda la communauté de l'abbaye à le rejoindre. Là, il énonça sans ambages le choix que devaient faire les moines : Soit ils acceptaient de retourner au monastère pour obéir à l'abbé Mayeul (et partant, aux moines inconnus qui l'accompagnaient et seraient sans doute ses officiers), soit ils partaient immédiatement sans repasser par la case départ, et sans toucher les vingt mille...plus sérieusement, les mécontents devaient s'en aller immédiatement, uniquement avec les frusques qu'ils portaient sur leur dos, et peau de balle pour le moindre objet personnel ... qui sait? un précieux livre, un couteau, une tendre lettre... Les moines ne prirent pas, en effet, le chemin du retour, et leur abbé s'en fut à l'autre abbaye Saint-Maur, l'originelle, celle de Glanfeuil, et s'occupa, jusqu'à ce que Dieu lui ôte vie, de sa petite communauté. Monsieur le Comte a dû vivre cela avec une satisfaction mesurée, et avec l'âme d'un PDG d'aujourd'hui, il aurait pu faxer ceci : Opération rachat de boîte réussie : paiement symbolique, bon retour sur investissement. En effet, le blason de l'abbaye ne pouvait que se redorer par la présence Maïeul, et donc de Cluny. Le comte pouvait se donner à coeur joie aux donations et largesses diverses en échange de prières et intercessions sans fin au bénéfice de sa noble race : Bouchard n'a t-il pas instauré à Saint-Maur les coutumes qui comportent le plus de prières pour les nobles défunts? Le pieux personnage ira même, comme nombre de ses pairs, revêtir in extremis l'habit de moine. On n'est jamais trop prudent, même quand il s'agit d'un salut de première classe !

Vous avez dit charité ?

Le second exemple concerne le réformateur Lotharingien Richard de Saint-Vanne, avec qui nous ferons plus ample connaissance au chapitre prochain des réformes monastiques. Il ne s'agit pas là de mettre en doute, une fois de plus, le caractère pieux d'une entreprise aristocratique, mais de souligner son caractère ambivalent, répondant encore une fois à deux volontés distinctes, religieuse et sociopolitique. Ainsi donc Richard, qui ne veut construire que dans la splendeur (ses contemporains critiquant déjà ses excès), vire carrément des moines de l'abbaye Saint-Vanne de Verdun, et pourquoi croyez-vous? Encore des "dépravés"? Non, tenez-vous bien, cette fois c'est le contraire. C'est parce que cette communauté, dirigée par Fingenius, fait partie de ces colonies irlandaises d'un ascétisme pur jus, bien trop austère aux yeux de notre réformateur, avec laquelle il ne pourrait absolument pas développer un culte somptuaire, une liturgie fastueuse, digne des exigences princières. Que l'on songe à ceci et à la rotonde alambiquée de Guillaume de Volpiano, ou encore à l'aréopage de chevaliers dont s'entoure l'abbé de Cluny Odilon, un peu plus tard, en prince féodal, et on voit déjà poindre les pulsions ostentatoires qui seront tant décriées par les Cisterciens et les moines mendiants.

Vous avez dit humilité ?

 
Il est indéniable, cependant, que les moines, poussés nous l'avons-vu, par les princes, mais aussi, nous le verrons, par leurs pairs, vont commencer à travailler efficacement au rétablissement de l'observance de la règle bénédictine. Cela rapporte aux princes, nous l'avons dit, mais cela rapporte aux moines, dont les communautés ne reçoivent de généreuses libéralités que lorsqu'elles sont bien réglées. Cette situation vertueuse, par ailleurs, ne peut que rendre plus efficace la société pénitentielle que l'Eglise cherche à instaurer de manière durable. Elle aboutit à un équilibre artificiel des poids respectifs de la violence et de la piété féodales. Comment d'ailleurs, les protagonistes du drame ne se comprendraient-ils pas : Princes et Moines sont frères de lait, ne l'oublions pas, les uns et les autres ayant quasiment tous été nourris au sein aristocratique.

Le chevalier alterne donc débauches et rachats pénitentiels et ainsi, les péchés les plus vils demeurent véniels et les moines récoltent les aumônes et les pénitences sacrificielles, dont le poids s'accordera avec le poids de la rémission. Ce système pénitentiel se complexifie au fur et à mesure, nous en aurons un aperçu au gré des synodes et conciles qui les légifèrent pendant les paix et trêves de Dieu. Les Carolingiens s'étaient déjà attaqués à ces péchés de chevalerie, par voie de décrets et de capitulaires, préoccupés en particulier par la faide (ou faida, n. f, "haine mortelle"), l'antique vengeance germanique, cette justice privée qui concerne non seulement un individu, mais toute la parentèle, et qui peut aboutir à de véritables guerres. Pour l'éloigner, on multipliera les tentatives de conciliation : le débat (la ratio), le report à plus tard des décisions, en un espace significativement sacralisé, où l'usage des armes ne peut apparaître à tous que comme une abomination.

Les recettes magiques de la Paix

Mais on utilise aussi d'autres moyens de pacification, comme l' ordalie. Ce jugement de Dieu (et bien avant, des dieux) prononcé au travers d'une cruelle épreuve physique, est établi plus juridiquement encore, que ce soit par l'épreuve du fer ardent, la plus commune en Gaule au XIe siècle, mais aussi l'eau bouillante ou, au contraire, l'eau froide. C'est l'ordalie synodale par excellence, puisqu'établie pour réprimer des infractions au christianisme. Elle permettra, par exemple, aux moines de Saint-Victor-de-Marseille, de récupérer des alleux confisqués à tort. Les moines sont, par ailleurs, acteurs de diverses manières dans ces ordalies. Le moine de Saint-Evroult d'Ouche, Orderic Vital (Ordericus Vitalis, 1075-1143), connu pour son importante Histoire ecclésiastique (Ecclesiasticae Historiae), raconte comment son abbé Mainier et ses moines protégèrent Guillaume Pantoul (1077), accusé injustement de crime, et lui apportèrent, ainsi qu'à sa famille, soutien et réconfort durant l'épreuve du fer rouge. Guillaume passa l'épreuve avec succès et les remercia par un don prélevé sur des étoffes précieuses ramenées des Pouilles, en Italie.

De manière plus providentielle, les chevaliers peuvent être punis de leurs péchés par la vengeance divine : tel chevalier veut charger son cheval d'une botte de paille volée à un paysan. Le cheval n'avancera plus tant qu'il aura le bien indûment pris et paysan et chevalier seront convaincus d'un miracle de la Sainte Foi. Un autre chevalier, Arnustus, est un feudataire de l'abbaye de Fleury-sur-Loire (Saint-Benoît-sur-Loire). Près de lui, les moines de Pouilly en ont assez d'être harcelés par lui. Ils n'ont qu'à implorer l'aide de Benoît pour qu'au cours d'un repas, prenant à témoin une poire qu'il s'apprêtait à manger, et déclarant par serment, qu'il ferait la même année beaucoup de tort aux moines, le chevalier blasphémateur étouffe, sa poire restant coincée en travers de sa gorge. Toujours à Fleury du temps de l'abbatiat de Richard (963-978), un chevalier veut se saisir un setier d'avoine que lui refuse une veuve, qui lui demande, à défaut de la respecter, de respecter saint Benoît, véritable seigneur du domaine. Négligeant cet avertissement, le chevalier s'empare du bien mais ne va pas bien loin : son coursier s'emballe, se rompt le cou, le cavalier se casse une jambe : on ne méprise pas les saints impunément, ni les veuves, dont Salomon disait que leurs larmes leur coulent des yeux au menton, et de là, tombent à terre où le Seigneur vient les ramasser toutes.

Pour le moins instructives, n'est-ce pas, ces vengeances divines, racontées du Ve au XIe siècle avec de plus en plus de vigueur ? Normal, me direz-vous, la situation chaotique de la période post-carolingienne l'exige. Par ailleurs, me direz-vous, leur conteur connaissait bien les psaumes, il fait jouer au chevalier le rôle du méchant, mais quand il se casse un membre, c'est le bout du monde. De là à ce que ces récits édifiants aient été concoctés par des membres d'une classe lettrée, décidée à sermonner leurs copains (de classe!) tout en rameutant les paysans, en leur offrant en lot de consolation le remords et le repentir du chevalier, il y a un pas qu'on n'oserait franchir ici, sous peine d'être....frappés par tous les saints à la fois ! Ce qu'on sait en tout cas, c'est que les pauvres chevaux en prendront pour leur grade et seront maudits autant que les mauvais chevaliers : Nous le voyons au concile de Limoges (1031).

Ce système pénitentiel a, de toute évidence, sa dose de perversité : Ainsi, comment voulez-vous condamner haut et fort un homicide, puisque de saints hommes vous disent qu'il n'existera plus dès lors que vous offrirez à Dieu ou à ses saints pour le pardon de vos péchés (et par l'intermédiaire de ses serviteurs de chair, bien sûr!). Le don tendra, en effet, à se confondre avec la "guerpition" (guerpitio, vuirpitio), "c'est l' abandon, la remise solennelle, publique ou juridiquement forte d'un bien, ou même d'une plainte, d'un litige à la partie adverse" (extrait de : voir sources). C'est ainsi que, de 1000 à 1030, la plupart des dons faits à la grande abbaye de Cluny sont de nature pénitentielle, faites en réparation à des violences commises auparavant. Sans compter que pour parvenir à cette solution amiable, vos amis, vos pairs, peuvent déployer des trésors d'énergie et de diplomatie, que vous convertirez en somptueux banquets ou cadeaux : c'est la benevolentia.

Ainsi, un sous-diacre et son frère donnent à Cluny deux courtils leur appartenant en Mâconnais "en réparation pour tout ce que nous avons fait contre les saints apôtres et parce que nous avons enfreint le sanctuaire". Vous allez me dire, on ne possède pas le détail du péché, il était peut-être mineur, mais est-ce une raison pour conserver en fin de compte leurs courtils contre une redevance annuelle à l'abbaye?

Le cas de Josseran de Merzé est plus éclairant. Voilà un chevalier voisin de Cluny qui commet un meurtre à la porte du monastère, contre le chevalier Arembert, et qui finit, en 1023, par payer l'amende : cession de son droit sur un manse, y compris le couple de serfs qui le gère, mais aussi, une vigne donnée par son seigneur, le prévôt de Mâcon, ainsi qu'un fief, tenu de...saint Pierre. Tout cela vaut-il les six cents sous payables contre un méfait perpétré dans une sauveté, comme l'exige la coutume? Ce crime éloignera la gens des Josseran (par son aspect sacrilège) du monastère de Cluny, mais cela ne l'empêchera nullement d'être enterré dans la prestigieuse
abbaye ! On comprend, car c'était un bien bon voisin qu'Odilon de Cluny avait là, et qui s'était bien fendu, rapport à l'oseille qu'il avait fourni aux bons moines ! Par ailleurs, sa femme et son aîné "guerpira" (de "guerpir" : remettre) ce qu'a laissé leur bon chrétien de mari et de père par une charte dûment écrite. Mais cela ne suffit pas, car à cette époque, on dit et se dédit sans cesse, alors leur "guerpition" (vuirpitio : remise) se fera par une pierre qui témoigne et symbolise ce don.

Mais si ces dispositions vont accroître rapidement la richesse des monastères, elles ne vont pas à elles seules résoudre l'ingérence perpétuelle des pouvoirs civils et épiscopaux, contre lesquels les abbés vont lutter, vaille que vaille, pour obtenir l'indépendance de leurs abbayes. Voyons donc maintenant ce grand ménage opéré dans toute l'Europe, qui donnera aux moines un nouveau départ, permettant aux abbayes de devenir des seigneuries riches et puissantes, parmi lesquelles l'abbaye de Cluny reste la plus emblématique.
 

Sources : L'an mil et la paix de Dieu, La France chrétienne et féodale 980-1060, de Dominique Barthélémy, aux éditions Fayard, 1999.
 

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