ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE

-ABBAYE
  -CLUNY
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La Fondation 909/910
L'abbatiat de Bernon (909-927)

 


Le Duc Guillaume d'Aquitaine, pendant la fondation de l'abbaye de Cluny.
Initiale ornée d'un manuscrit parcheminé de la Vie de saint Hugues, provenant de l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, Ms. latin 17716, fol. 85 r, B.N.F


 

 

CHARTE DE LA FONDATION DE CLUNY, 909 ou 910


"Il est clair aux esprits clairvoyants que la providence Divine a si bien pourvu certains hommes riches que, par le moyen de leurs biens temporaires, s'ils les emploient bien, ils peuvent faire en sorte de mériter la récompense éternelle. En vérité, en ce qui concerne cette chose, la parole divine montrant la chose possible et la conseillant au même moment : "la richesse d'un homme est le rachat de son âme" (Prov. XIII). Nous, Guillaume, Comte et duc par la grâce de Dieu, soupesant consciencieusement cela et désirant pourvoir à mon propre salut tandis que je le peux encore, avons considéré qu'il est recommandable, qui plus est au plus haut point nécessaire, que des biens temporels qui m'ont été conférés, je me dois d'en céder une petite partie pour le gain de mon âme. Je fais cela, en vérité, afin qu'ayant ainsi augmenté mes richesses, je ne puisse pas, par accident, être finalement accusé d'avoir tout dépensé pour le soin de ma personne, mais plutôt pour pouvoir me réjouir, quand le destin finalement m'arrachera toutes choses, d'avoir réservé quelque chose pour moi-même. Cette finalité, en effet, ne semble pas accessible d'une autre manière plus appropriée que celle qui vient d'être dite, selon l'enseignement du Christ : "je me ferai pauvre pour mes amis" (Luc XVI, 9), et en faisant un acte non pas provisoire mais durable, je m'oblige à prendre à ma charge une communauté de moines. Et c'est ma foi, c'est mon espoir que, malgré mon incapacité à mépriser toutes choses, tout en recevant le mépris de ce monde, ce que j'estime être juste, je puisse recevoir la récompense du juste. Ainsi, qu'il soit connu de tous ceux qui vivent dans l'unité de la foi et qui attendent la miséricorde du Christ, et à ceux qui leur succéderont et qui continueront d'exister jusqu'à la fin du monde, que, pour l'amour de Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, je remets de ma propre autorité aux saints apôtres Pierre et Paul les biens dont je dispose, à savoir la ville de Cluny, avec son courtil, sa manse dominicale et son église en l'honneur de sainte Marie mère de Dieu et de saint Pierre, le prince des apôtres, tout ceci avec ce qui s'y rapporte, les villae, bien sûr, les chapelles, les serfs des deux sexes, les vignes, les champs, les prés, les bois, les milieux aquatiques et leurs évacuations, les moulins, les produits et les revenus, ce qui est cultivé et ce qui ne l'est pas : toutes ces choses dans leur intégralité. Ces choses appartiennent ou dépendent du pays de Mâcon, chacune entourée de ses propres bornes. Je donne toutes ces choses auxdits apôtres, moi Guillaume, et ma femme Ingelberge, premièrement pour l'amour de Dieu, puis pour mon âme. Pour mon Seigneur Roi Eudes, ou mon père et mère; pour moi et ma femme (pour le salut de nos âmes et corps) et tout autant pour Ava, qui m'a laissé ces choses par sa volonté; pour les âmes de nos frères et sœurs et neveux et de tous nos parents des deux sexes; pour nos fidèles qui se mettent à notre service; pour l'avancement, aussi et l'intégrité de la religion catholique. Finalement, puisque nous tous, Chrétiens, sommes unis par un devoir commun d'amour et la foi, faisons de cette donation un bien de tous, à savoir les orthodoxes des temps passés, présents ou futurs. Cependant, je donne ces choses à la condition qu'il soit érigé à Cluny un monastère régulier en l'honneur des apôtres saints Pierre et Paul, et que là se réunissent des moines vivant sous la règle de saint Benoît possédant, détenant et gouvernant à perpétuité les choses concédées, de sorte que cette maison devienne la véritable demeure de la prière, emplie sans cesse de vœux fidèles et de supplications pieuses et qu'on y recherche à jamais avec ardeur les merveilles du dialogue avec le Ciel, ainsi qu'on y adresse assidûment prières, supplications et exhortations à Dieu, autant pour moi que pour tous, selon l'ordre dont il a été fait mention ci-dessus. Et laissez les moines eux-mêmes, ensemble avec tous les biens susmentionnés, être sous le pouvoir et l'autorité de l'abbé Bernon, qui, tant qu'il vivra, les dirigera avec constance, selon ses connaissances et ses capacités. Mais après sa mort, ces mêmes moines auront le pouvoir et l'autorisation d'élire quelqu'un de leur ordre qu'il leur plaira comme abbé et recteur, suivant la volonté de Dieu et la règle promulguée par saint Benoît, dont la sagesse veut que personne, ni par notre intervention, ni par aucun autre pouvoir, ne peut être empêché de procéder à une élection purement canonique. Tous les cinq ans, lesdits moines paieront à Rome dix sous à l'église apostolique romaine pour la fourniture des leurs éclairages, et ils auront la protection desdits apôtre et du pontife romain. Ces moines peuvent de tout leur cœur et de toute leur âme bâtir le lieu susdit. Nous voulons, de surcroît, qu'en notre temps et en celui de nos successeurs, selon les opportunités et les possibilités offertes par ce lieu, qu'il y soit fait quotidiennement des actions miséricordieuses envers les pauvres, les nécessiteux, les étrangers et les pèlerins. Il nous a plu aussi d'insérer dans cet acte qu'à compter de ce jour, lesdits moines ne soient aucunement soumis ni à notre joug, ni à celui de nos parents, du pouvoir royal ou d'une quelconque puissance terrestre. Et, par Dieu, par ses saints, et par le jour redoutable du jugement, j'exhorte et j'adjure qu'aucun prince séculier, ni comte, ni évêque, ni même le pontife romain, n'envahisse les biens de ces serviteurs de Dieu, ou ne les confisque, ou n'en soustraie quelque chose, ou bien ne les échange, ne les donne en bénéfice à quiconque ou leur impose la volonté de quelques uns . Que de tels actes impurs soient encore plus proscrits quand ils sont le fait d'hommes violents et mauvais, je vous le conjure, saints apôtres, princes glorieux de ce monde, Pierre et Paul et vous, ô suprême Pontife, que, par l'autorité canonique et apostolique vous avez reçue de Dieu, vous excluiez de la communion de la Sainte Église de Dieu et de la vie éternelle les voleurs et les envahisseurs de ces biens que je vous donne d'un cœur joyeux et d'une ferme volonté, pour que vous soyez les protecteurs et les gardiens dudit lieu de Cluny et des serviteurs de Dieu qui y habitent, et de toutes ses possessions, par la clémence et la miséricorde du plus saint Rédempteur. Si quelqu'un, fût-il voisin ou étranger et quelque fût sa condition, tente d'user, par une quelconque ruse, d'actes de violence contraire au don que nous avons ordonné d'être écrit pour l'amour de Dieu tout-puissant et pour la vénération des chefs des apôtres Pierre et Paul (Ce que ne permet pas le Ciel, ce que la pitié de Dieu et la protection des Apôtres empêcheront, je pense, de se produire), qu'on le laisse d'abord encourir la colère du Dieu tout-puissant. Laissez Dieu le faire disparaître du monde des Vivants et ôter son nom du Livre de Vie, et laissez ce qu'il lui reste rejoindre ceux qui ont dit au Seigneur Dieu : Eloignez-vous de nous; Et avec Dathan et Abiron, pour qui la terre, ouvrant ses mâchoires, les engloutit en enfer toujours vivant, laissez le encourir la damnation éternelle. Et, étant fait compagnon de Judas, laissez-le être poussé en bas vers des tortures éternelles et laissez le paraître aux yeux des humains passer impunément dans ce monde, qu'il sente dans sa propre chair les tourments de sa future damnation, partageant le double malheur avec Héliodore et Antioche, l'une échappant de justesse à la mort par la pointe et l'autre qui, terrassée par la volonté divine, ses membres dispersés et putréfiés par la vermine, périt le plus misérablement. Laissez -le partager ce sacrilège avec d'autres qui recherchent à piller les trésors de la maison de Dieu et laissez-le, à moins qu'il se mette à ouvrir les yeux, être comme un ennemi, comme quelqu'un qui refuse l'entrée dans le Paradis béni, gardé par celui qui détient les clefs de l'Eglise et rejoint au dernier jour par saint Paul, dont il aurait pu obtenir la médiation. Cependant, tant qu'existeront les lois temporelles, il sera nécessaire que la justice le contraigne de payer cent livres d'or à ceux à qui il a nui. Sa tentative d'agression ayant été contrée, ne sera suivi d'aucun effet. Mais la validité de cette charte de donation, revêtue de toute l'autorité, elle, demeurera inviolée et inattaquable, tout cela ensemble, tel qu'il a été dit.

Fait publiquement dans la cité de Bourges. Moi, Guillaume, j'ai ordonné que cela soit fait, rédigé et ratifié de ma main."

( Signé par Ingelberge et un certain nombre d'évêques et de nobles) 


Détail de la Charte de la fondation de Cluny : signatures de Wilelmus (William, Guillaume) et d'Ingelberge (Ingelberga, Engelberge), son épouse.


Sources :

Texte de la charte de fondation de Cluny, figurant dans l'édition de A. Bruel du "Recueil des Chartes de L'Abbaye de Cluny". Paris, 1876, traduit du latin en anglais par Ernest F. Henderson, traduction parue dans le "Select Historical Documents of the Middle Ages", (Londres, George Bell et fils, 1910), 329-333. Traduction française de l'encyclopédiste.


 


A l'image de presque tous les documents médiévaux, l'acte de la fondation du monastère de Cluny n'est pas datable très précisément. Les uns prennent en compte la onzième année du règne de Charles le Simple, 909, le 3 des ides de septembre. Les autres pensent qu'il faut plutôt dater l'événement de la treizième année de l'indiction, 910. Le document fut signé aux assises de Bourges en présence de nombreux seigneurs et ecclésiastiques, au premier chef desquels on trouve le duc Guillaume d'Aquitaine et Ingelberge, son épouse, les prestigieux donateurs, ainsi que les deux premiers abbés du monastère, Bernon et Odon, son successeur. Ce dernier est peut-être celui qui rédigea l'acte lui-même, qui est appelé "diacre Odon".

Avant de parler de la très importante place du mouvement monastique initié à Cluny, de la dynamique spectaculaire qui fait se muer progressivement un petit monastère du Mâconnais en une constellation gigantesque et dense de couvents, il nous paraît bon d'examiner un peu les conditions qui ont pu favoriser un tel événement. L'existence même du monastère de Cluny est due à de nombreux facteurs. Il faut certes les chercher au moment de la fondation du monastère lui-même, mais aussi, nous allons le voir maintenant, avant même qu'elle se produise.

Ainsi, mettons un peu à mal l'idée reçue selon laquelle ce qui naît alors à Cluny porte la marque du renouveau, de la remise en question. C'est plutôt du contraire qu'il faudrait parler car, s'il s'agit bien de faire appliquer des réformes, ces dernières ne datent pas d'hier : ce sont celles de Benoît d'Aniane, édictées sous Louis le Pieux il y a près d'un siècle, et encore peu appliquées, s'il faut en croire Raoul Glaber (ou Glabre) , historien clunisien (vers 980 - 1050 ), auteur des Historiae (Histoires) : "Enfin la règle [de saint Benoît], presque tombée en désuétude, trouva, grâce à Dieu, pour reprendre une vigueur nouvelle et s'épanouir en de nombreux rameaux, un asile de sagesse, le monastère nommé Cluny." (Livre III, V, cité par Georges Duby dans L'an Mil, 1967, page 193) Il s'agit donc de réformes carolingiennes, elles-mêmes prenant leurs sources chez le Père des Bénédictins, Benoît de Nursie, cité en référence par deux fois dans l'acte de fondation de Cluny, intégralement reproduit plus haut. Raoul Glaber, encore lui, ne s'y était pas trompé, rattachant la coutume de Cluny à Benoît et à Maur (Maurus), son disciple, transmise par les abbayes de Glanfeuil (fondée par saint Maur), Saint-Savin-sur-Gartempe ("fille" d'Aniane) Saint-Martin d'Autun (dont Bernon a été moine), et enfin, pour boucler la boucle, Gigny et Baume ....d'où nous viennent Bernon (abbé des deux monastères) et Odon (qui fut moine à Baume), les deux premiers abbés de Cluny. On dit même que la plus ancienne liturgie de Cluny (dont on ne sait presque rien, avouons-le) serait en grande partie carolingienne, réformée peut-être par Jean de Réôme. La presque totalité des 138 psaumes chantés à Baume et à Cluny ne correspondent-ils pas à ceux prescrits par Benoît d'Aniane? Enfin, n'oublions pas que Cluny devait accueillir la sépulture du roi Eudes (cf. le texte de la charte de fondation). Mais il n'y pas que l'aspect religieux des choses qui nous ramènent aux Carolingiens. L'autre partie, indissociable du monachisme médiéval, qu'est l'aristocratie, est représentée par le fondateur Guillaume le Pieux. Son père était Bernard Plantevelue, fils de Bernard de Septimanie, lui-même fils de Guillaume de Gellone, cousin de... Charlemagne.

Examinons maintenant dans les raisons profondes et la portée de la donation de Guillaume qui, bien évidemment, ne sauraient se lire seulement dans les multiples invocations à Dieu et à ses saints. A priori, un tel geste n'a rien d'original : Depuis l'origine des abbayes, nous l'avons vu, un très grand nombre de monastères ont été bâtis sur des terres concédées aux moines par de grands Seigneurs. Ces dons font l'objet d'un acte signé par les différentes parties concernées et les citations fréquentes de la charte de Cluny ne doivent pas nous faire croire que celle-ci est unique en son genre, loin de là. Il suffit de lire différentes chartes pour constater bien des points communs : indépendance des moines vis-à-vis des pouvoirs laïcs et ecclésiastiques, tutelle directe de la papauté, prière perpétuelle de la communauté pour les vivants et les morts, tout spécialement pour le fondateur et sa lignée. Si la charte de Vézelay (858-859), par exemple, ne parle pas de l'hospitalité, on ne peut pas qualifier d'originale sa mention dans celle de Cluny : c'est un des devoirs que se sont imposés les moines, à la demande du Christ lui-même, et c'est un palliatif essentiel pour les populations de ce moyen-âge, qui connaissent des périodes de famine et d'épidémies.

Nous ne trouverons donc pas, dans la charte de fondation de Cluny, des raisons inédites qui aient pu être à l'origine de ce monastère, ni même des éléments se rapportant à son extraordinaire destin. La fondation de Cluny répond surtout aux préoccupations bien ordinaires des Seigneurs, en ces temps de désintégration du pouvoir royal, d'asseoir la toute-puissance de la féodalité et de la religion. Le succès d'une telle entreprise est double, comme nous allons le voir.

Le prince médiéval voulait assurer son salut et celui de sa lignée, nous l'avons déjà dit ailleurs. Le fait de tenir par Dieu son pouvoir temporel l'obligeait à agir comme le Christ l'avait fait : C'est pourquoi le Prince faisait don d'une (petite) partie de ses richesses et secourait les pauvres. Cependant, il n'y a aucun doute sur le fait que Guillaume appartenait à une famille habitée par un fort sentiment religieux : Sa mère avait créé une abbaye à Blesle, en Auvergne; sa grand-mère, Dhuoda, avait écrit pour son fils aîné, Guillaume, Le Liber Manualis (Livre de conseil), écrit entre 841 et 843, dans lequel elle soulignait l'importance de la prière; sa sœur même, Ava, citée dans la charte de fondation de Cluny pour avoir légué le domaine à son frère (en 893), se présente comme "l'humble servante de Dieu" dans la charte par laquelle Guillaume hérite du domaine de Cluny (dont les serfs, bien sûr, hommes et les femmes, qui font encore partie des meubles!), et dans d'autres chartes, elle est souvent présentée comme abbesse. Précisons que la charte citée de 893 devait entrer en vigueur à compter de la mort d'Ava. Dès 893, Guillaume renonce d'avance à ses droits et grâce à la réconciliation d'avec le roi de France, Charles le Simple, il devient abbé laïc de Brioude de 893 à 917.
Enfin, ce n'est pas par hasard si Guillaume a été qualifié de Pieux, lui qui aurait doté largement églises et monastères.

L'acte de piété, s'il est indéniable dans le cas de Guillaume comme dans le cas de nombreux autres donateurs, se double presque toujours d'un acte politique. L'acte de piété consiste à donner à une communauté de moines les moyens de servir Dieu et de secourir les pauvres et les malades. L'acte politique, lui, se découvre dans le choix du domaine et de celui qui sera appelé à sa tête. En effet, le choix de Cluny est un choix indéniablement géopolitique. En effet, ne sous-estimons pas la situation géographique de premier choix qu'occupe Cluny :
"Située sur la ligne de partage du droit coutumier germanique et du droit écrit romain, de la langue d'oïl et de la langue d'oc, à proximité de la Saône, cette frontière naturelle qui séparait l'empire romain-germanique de la Francie, de la via Aggripa qui reliait Lyon à Boulogne et à Trèves, traversée par une voie secondaire qui s'en détachait à Belleville-sur-Saône pour rejoindre la voie principale à Autun, la vallée de la Grosne, "carrefour clunisien", connaîtra pendant plusieurs siècles les grandes migrations et les grands rassemblements de l'Europe de ces temps".

Texte extrait du site : http://www.cluny.ensam.fr/P3-Le-Centre-ENSAM-de-Cluny/M2-Site-historique/M2-Site-Historique.html

 
Le carrefour géographique que nous venons d'évoquer n'est pas moins un carrefour politique. Le père de Guillaume, Bernard Plantevelue, était à la tête d'une immense principauté, implantée tout d'abord en Languedoc (le Toulousain en 872), et en basse vallée du Rhône (le Lyonnais), puis étendue au Berry, à l'Auvergne (Le Velay) et au Limousin. Charles le Chauve l'avait reconnu, par un diplôme de 872, marquis et comte de Toulouse, comte de Razès et de Rouergue, comte d'Auvergne et comte de Limoges. Soutenant Charles contre Bernard de Gothie et Boson en Provence (dont ce dernier fut roi jusqu'en 897, date de sa mort), il fut fait comte de Bourges et de Mâcon. Quand Guillaume lui succède, l'implantation en Bourgogne est encore fraîche, et les réseaux d'alliance sont à tisser ou à consolider. C'est pour cela qu'il épouse Ingelberge, fille de Boson et belle-sœur du comte de Chalon. Vous aurez remarqué que cette union consolide les liens avec l'aristocratie provençale et bourguignonne. C'est ce que devra renforcer la fondation de Cluny, en Mâconnais (à 3 lieues au nord-ouest de Mâcon), ainsi que le choix de son premier abbé, Bernon, issu du milieu aristocratique (comme presque tous les abbés, rappelons-le) de la Bourgogne jurane et dont nous allons un peu plus loin évoquer l'action.
 

Cette imbrication du politique et du religieux revêt des aspects complexes mais ne ne doit pas faire oublier que Cluny est une seigneurie à part entière, avec la même ambition de pouvoir et d'expansion.
 
 

 
Bernon (vers 850 - 927 )

Nous savons très peu de choses du premier abbé de Cluny. Bernon est né vers 860, dans le milieu que nous avons dit. Il a pu être le fils du comte Audouin, qui possédait des terres aux environs de Gigny. On le dit ami de Charles le Simple. Entré à l'abbaye de Saint-Martin d'Autun (qui accepta les réformes d'Aniane), il la quitte vers 886, sans doute pour fonder un monastère sur les terres familiales de Gigny, dont il sera l'abbé et où il accueillera les moines de Glanfeuil pendant les invasions normandes. Du prieuré de Gigny* (puis, bien plus tard église paroissiale Saint-Taurin) édifié par Bernon, il ne nous reste que deux piliers octogonaux et la voûte d'arêtes des collatéraux de l'église prieurale :

Prieuré de Gigny, piliers octogonaux datant de l'abbatiat de Bernon.

* "Le nom de Gigny remonte à l'époque gauloise ou gallo-romaine et dérive du nom d'homme Ginnius avec la finale acus, qui indique la propriété, on a fait au moyen-âge Gengiacus, puis Gygneium, mais de bonne heure, le peuple a prononcé Gigny ( 1167, arch.de la Marne ) et écrit différemment Gygny, Ginni, Gini."

texte extrait de : http://membres.lycos.fr/caracol51/Gigny.htm

 
Vers 888, il accompagne peut-être des moines de Saint-Martin au monastère de Baume (Baume-les-Moines, puis Baume-les-Messieurs), pour y porter la réforme. Il y sera fait abbé la même année. En 894, il fait un voyage à Rome et y obtient du pape Formose que les abbayes de Gigny et de Baume soient placées sous l'unique autorité du Saint Siège. Il fut appelé à l'abbatiat de Cluny par Guillaume le Pieux, de septembre 909/910 à sa mort, parvenue le 13 janvier 927. C'est lui qui construit la première abbaye de Cluny (avec son abbatiale, dite Cluny I), dont les domaines* (de 15 colonges, nous raconte Glaber) et la communauté monastique (une douzaine de moines, toujours selon Glaber, parmi lesquels des moines de Baume et de Gigny, dont Odon, qui le succèdera à la tête de Cluny) seront, au départ, modestes.

* voir le plan proposé par Conant du corps principal, dit Cluny A et Cluny I, au chapitre du plan des abbayes

 
Bernon fut un grand réformateur en même temps qu'un grand fondateur. En 916, Aymard, ancêtre des Bourbons, lui fait don d'une villa à Souvigny, où il établit des moines. Le prieuré de Souvigny sera appelé première fille aînée de Cluny.

En 918, c'est de nouveau Guillaume le Pieux qui lui concède quelques terres à Sauxillanges, où il bâtit un nouveau monastère, qui sera appelée cinquième fille aînée de Cluny.

En 920, Bernon, abbé de Gigny et de Déols (anciennement Bourg-Dieu, aux environs de Châteauroux), est placé à la tête de l'abbaye de Massay (près de Vierzon, Loiret).

Dès le premier abbatiat de Cluny par Bernon, et par deux entorses de la règle bénédictine, on peut déceler l'embryon du grand corps que sera Cluny : La première est que, contrairement à l'usage et aux principes de la règle bénédictine, Bernon se fait confier, au même moment, la tête d'un nombre important de monastères. Il y a ceux que nous avons cités, mais nous pourrions rajouter Mouthier-en-Bresse, Saint-Lothain, et la liste n'est probablement pas close. Cet abus d'autorité, pour accélérer les réformes de Benoît d'Aniane, donne à Cluny, dès l'abbatiat de Bernon, un nombre appréciable de "filles", ce qui va très vite conférer à l'abbaye-mère une place maîtresse dans l'écheveau naissant de la Congrégation Clunisienne. La seconde entorse, c'est l'élection de l'abbé qui est, selon la règle, élu par la communauté des moines. Cette disposition est d'ailleurs réclamée par Guillaume dans la charte de fondation de Cluny. Mais là encore, pour mieux parvenir à ses fins, Bernon désigna lui-même ses successeurs à la tête de toutes les abbayes qu'il dirigeait, Guy et Odon.
 
En conséquence de ce qui précède, il paraît clair que très vite, dès les premiers moments de Cluny, un mouvement ordonné et autoritaire est initié par son premier abbé, Bernon. Il fallait insister sur cela car, bien souvent, ce dernier est éclipsé par son successeur, Odon. C'est bien avec Bernon que se dessine déjà, en filigrane, la grande aventure de l'Ecclesia Cluniacensis, même si, de Bernon à Maïeul, période couvrant ce que les historiens ont coutume d'appeler le premier Cluny, cette dernière n'est encore qu'un réseau informel de monastères, dont la dynamique est liée essentiellement à la personnalité de ses abbés.
 

Sources :

 
- Mandragore, base des manuscrits enluminés de la BnF
(image Guillaume d'Aquitaine)
- http://fsc.cluny.free.fr/sites/souvigny1.htm
- http://fsc.cluny.free.fr/sites/gigny1.htm
 
 

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