ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE

 

 ABBAYE
     
 

--Jardins

 
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Les premiers jardins monastiques

 Enluminures sur vélin du Liber Floridus de Lambert (vers 1050-1121), plantes aromatiques illustrant quatre des huit béatitudes du Christ, Gand (Chantilly, musée Condé).
   

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Les premiers jardins monastiques : antiquité et haut moyen-âge

 
Jardins du désert
Jardins d'Occident
Les Sources, d'Hippocrate à Isidore de Séville
 
 

 Jardins du désert  
   Egypte, Sinaï, jardin du monastère Sainte-Catherine

Nous avons déjà vu que les premières associations semi-monastiques orientales étaient pourvues d'espaces dédiés à leur vie matérielle et spirituelle. Les jardins en font partie, devenant plus indispensables encore quand les véritables communautés auront besoin d'organiser la vie en commun en fonction de leurs aspirations contemplatives. Les communautés des moines du désert se sont coupées du monde en reformant une cité protégée où le jardin était indispensable, puisqu'il apportait au moins les besoins essentiels de la vie : la nourriture et l'eau. Le régime monastique ayant été presque exclusivement végétarien pendant longtemps, la culture des végétaux, des vignobles ou des vergers étaient capitaux dans la vie des moines, et ce depuis l'origine. D'autre part, faire apparaître un bout de Paradis en plein désert n'était pas une simple tâche, à la fois pour qu'il existe et, surtout, qu'il perdure. Ainsi, il ne faut pas s'étonner du peu de textes qui en témoignent, ni du fait que ce peu de témoignages concernent surtout l'aspect nourricier du jardin, sans nous parler une seule fois de ses ressources curatives, qui n'offraient sans doute pas une abondante pharmacopée.
 

Dans le désert de Thébaïde, celui qu'on appelle le père des moines, Saint Antoine (254-356), possédait un jardin dont il prenait grand soin et dont saint Jérôme nous a laissé un témoignage dans La vie d'Hilarion :"Puisque l'occasion s'en offre et que j'en suis venu là, je vais décrire rapidement la demeure d'un si grand personnage. Une montagne rocheuse et fort élevée de mille pas des environs est le lieu de sa demeure. Il y pousse un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité du lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir ça et là avec les disciples du bienheureux Antoine qui lui disaient : Voici où il avait coutume de chanter des psaumes; voici où il priait d'ordinaire. Voici où il travaillait et voici où il se reposait quand il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux; lui-même, de ses propres mains, a aménagé cette petite aire. Lui-même, avec beaucoup de sueur et de travail a creusé ce réservoir pour arroser son jardin et cette bêche que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre." Plus émouvant encore, est le lien profond que saint Jérôme pressent entre Hilarion et son jardin : "Il y a encore aujourd'hui une très grande contestation entre les habitants de la Palestine et ceux de Chypre : les uns soutiennent qu'ils ont le corps et les autres qu'ils ont l'esprit de saint Hilarion, car ce saint fait tous les jours de grands miracles dans l'une et l'autre de ces provinces, mais principalement dans le petit jardin de Chypre, peut-être parce qu'il a plus aimé ce lieu-là qu'aucun autre."

Athanasios (saint Athanase), qui lui aussi écrivit une biographie de saint Antoine, nous avait déja raconté qu'au début de la vie érémitique de ce dernier, le saint homme vivait de la charité des autres qui lui apportaient du pain. Il décida un jour de plus d'autonomie et demanda qu'on lui cédât une houe à deux fourches, une hache et des graines, avec lesquelles il fit pousser des céréales pour faire son pain et assez de végétaux pour nourrir le visiteur de passage (dattes, en particulier).

Basile de Césarée (330-379), un des pères des moines orientaux, écrivant à un de ses amis, parle du lieu où il vient de s'établir "capable de fournir de nombreux fruits et surtout de soutenir calme et paix". La première règle monastique connue (écrite vers 320), est celle de Pachôme (vers 286-346), et elle témoigne non seulement de l'existence du jardin au sein des toutes nouvelles communautés monastiques, mais surtout de l'importance de celui-ci au sein de la communauté. Pachôme demande d'apporter au réfectoire "les produits du jardin" et n'oublie pas d'énumérer, citant les différents métiers pratiqués au monastère, "ceux qui font du jardinage", comme l'abbé Pinufius, dont l'historien romain Sulpice Sévère (vers 360-420) nous conte que, dans sa vieillesse, il fit preuve d'humilité en entrant dans un autre couvent que le sien comme novice et aide-jardinier.

Dans une deuxième version de sa règle, Pachôme demande, au verset 28 : "Que personne ne prenne des légumes au jardin sans la permission du jardinier", ce que demandera exactement aussi Cassien aux moines, y ajoutant les fruits du verger. Cassien traite ce sujet en accord avec ses exigences ascétiques : Les moines nous dit-il, ne devront pas se laisser aller à la tentation de ramasser les fruits tombés de l'arbre, si appétissants soient-ils, ou s'ils déambulent dans le jardin et les effleurent par hasard de leur poitrine, les moines devront résister à la tentation de s'en saisir eux-mêmes : ils attendront d'être autorisés à les manger, servis, par exemple, au réfectoire. Cassien ne détestait pas cependant les excellentes agapes (bien frugales, vous allez le voir) de l'abbé Serenus, provenant sans doute de son jardin : au menu, un peu de sel, trois olives, des champignons séchés, deux pruneaux et une figue chacun....un repas, ajoute Cassien, tout à fait exceptionnel à cause de ses invités (pour nous, juste un apéro) !!!

 

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Or, comme nous avons déjà passé la meilleure partie de notre vie dans le trouble et dans l'agitation, et comme nous avons ou essuyé des tempêtes, ou heurté contre des écueils; pourquoi ne pas saisir la première occasion qui se présente de nous retirer dans la solitude, comme dans un port assuré? Là, nous vivons d'un pain grossier, de légumes que nous avons arrosés nous-mêmes, et de lait qui fait les délices de la campagne. Nos repas sont simples, mais ils sont innocents; et en vivant de la sorte, le sommeil n'interrompt point nos oraisons, ni l'excès des viandes nos lectures."

Saint Jérôme, Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 385, à la veuve Marcella, de Rome

 
Les jardins des premiers monastère chétiens du désert n'étaient pas encore structurés selon un modèle, mais ils étaient omniprésents, l'archéologie le confirme, ainsi que les systèmes d'irrigation, alimentés par des citernes. Certains sont à l'extérieur du monastère. Il en est ainsi à Sainte-Catherine, en Egypte (voir illustration en exergue). De forme triangulaire, le jardin du monastère a reçu de la terre apportée par les moines pour que croissent au mieux les plantes du potager ou du verger, où poussent oliviers, abricotiers, pruniers, cerisiers, aidés en cela par des citernes aménagées pour l'irrigation. La fameuse pèlerine* Egérie parle de ces jardins extérieurs, toujours dans le Sinaï, au monastère du mont Nebo, qui produisent des fruits dont les moines font profiter les pèlerins, qui font partie de ce qu'on appelle alors en grec les eulogiai, souvenirs des lieux ou des hommes saints, comme les gourdes (Itinerarium Egeriae, 3 : 1, 3 : 6, 11 : 1-3). En Palestine, les jardins extérieurs au monastère de Choziba sont connus par Antoine de Choziba, qui nous le confirme dans sa biographie de Georges de Choziba (Vita Georgi 6 : 27) et dans ses Miracoli (Miracola 4, Miracula beatae virginis Mariae in Choziba). A Jéricho, c'est Cyrille de Scythopolis qui nous raconte que Sabas, achète des jardins pour ses monastères avec l'héritage de ses parents (Vita Sabae, 31).

* PELERINE : ce féminin de pèlerin est inusité à cause de son homonyme (sorte de manteau sans manche) nous dit le Robert. Avec cette logique, on n'utiliserait plus les mots gland, bouton, moule, selle, etc..

La plupart des jardins, cependant, faisaient partie des murs du monastère, bien que souvent entourés de murs eux-mêmes. En Palestine, le monastère d'Euthyme (Euthymius, puis Khan-el-Ahmar, Judée) comptait ainsi au sud deux grands jardins totalisant 2500 m² formés d'un potager et d'un verger entourés de murs de pierre, dont les vestiges sont encore visibles. Beaucoup de monastères Palestiniens étaient dans des vallées escarpées (oueds : wadis, ouadis, qui désigne en premier lieu le cours d'eau qui les parcourt) comme celles de Judée ou du Neguev, et leurs jardins étaient souvent construits en terrasses :

 
 Vestiges archéologiques d'une terrasse de jardin du monastère de Chariton
 

A n'en pas douter, le jardin occupe une place importante pour les tout premiers moines chrétiens. Les témoignages qui précèdent nous ont permis de donner un peu d'épaisseur à son existence et d'évoquer le sens de cet espace pour les communautés monastiques originelles. Il nous faut passer maintenant la Méditerranée, sur les terres d' Occident où le ferment monastique va prendre et lever bientôt de manière fulgurante.
 

 
Jardins antiques d'Occident

Les Romains, et avant eux les Grecs, mais aussi un grand nombre de cultures méditeranéennes, partageaient les plantes comestibles en deux catégories qui étaient patronnées par des dieux différents, qui représentaient des attitudes sociales fondamentales de la société en relation avec la nature.
 
 
Chez les Romains, puisque c'est du latin que le moyen-âge tirera les appellations de ses jardins, ce sont les "olera" (ou holera, plantes cultivées dans l'hortus holerorum, le potager) et les "horta" (ou "orta", du grec horto, horta) végétaux sauvages comestibles, qui donnera "hortus", communément le jardin, parc, mais aussi potager : Le moyen-âge utilisera ce terme simple (et son diminutif, hortulus), particulièrement pour désigner le potager, mais aussi pour former d'autres espaces verts, tel l'hortus conclusus, le jardin clos, mais aussi hortus gardinus, synonyme formé avec le francique gard, gart, gardo : clôture, et qui sera à l'origine de notre "jardin", terme attesté dès le XIIe siècle. A noter que l'hortus sanitatis, enfin, "jardin" sain ou "jardin de santé" est un titre d'un livre de Jean de Cuba, publié en 1485. Il ne nous semble pas avoir été utilisé pour désigner avant lui un jardin médicinal ou diététique quelconque. Les dénominations des autres jardins monastiques qui ne se rattachent pas à l'hortus viennent aussi du latin. Ceux qui ont été utilisés à la fois par les hommes du Moyen-Age et par les Romains sont le pomarium (de pomum, fruit à pépins ou noyaux, par extension, le verger) et le viridarium (ou viridiarium, de viridis, vert, verdoyant, viridia, verdure, bosquet. Le viridiarium est à Rome un jardin ornemental, un parc ombragé, et c'est au moyen-âge qu'il deviendra un verger. D'autres jardins médiévaux n'ont pas été utilisés par les Romains, tel l'herbularius, ou jardin des simples, alors qu'à l'inverse, on n'use pas au moyen-âge du terme d'umbraculum (d'umbra : ombre), un lieu ombragé (mais aussi ombrelle) et, par extension, espace d'un jardin occupé par les plantes grimpantes, telle la vigne vierge, et qui offre une ombre bienfaisante : il ne nous semble pas être passé dans le langage médiéval.

Les premiers siècles de notre ère sont une époque bien pauvre en document sur notre sujet et il faudra attendre la dynastie carolingienne pour commencer, non pas d'avoir une idée précise, mais simplement d'imaginer à quoi pouvait ressembler un jardin monastique médiéval. Nous essaierons tout de même de pallier cette frustration en présentant un certain nombre d'informations, d'indices qui, en nous laissant au mieux à l'entrée du jardin, nous ferons dire que les jardins des premiers monastères d'Occident ont existé au même titre que ceux d'Orient, même si les conditions n'étaient pas vraiment réunies pour leur épanouissement.
 
En effet, lorsque les premiers monastères apparaissent en Occident, aux IIIe-IVe siècles, l'empire romain se désagrège et s'écroule un siècle plus tard, avec les conséquences que résume Jacques Le Goff : "chute démographique, perte des trésors d'art, ruines des routes, des ateliers, des entrepôts, des systèmes d'irrigation, des cultures". Les premiers monastères des Gaules se fondent pour certains en des endroits sauvages, incultes, presque toujours au prix de pénibles efforts : Que l'on pense simplement à Condat, qui émerge au beau milieu des forêts du Jura ou encore à l'île de Lérins, où Honorat tente d'apprivoiser la nature, au milieu des ruines décrites déjà par Pline : Le moine de Lérins défriche, cultive, fleurit même, au point d'éblouir Cassien qui en parle comme d'un "immense monastère". D'autres abbayes se fondent sur d'anciennes villas ou castrum romains abandonnés et ruinés, tels Ligugé ou Monte-Cassino, en Italie.

La situation que nous venons d'évoquer nous fournit des pistes sur la physionomie des premiers jardins monastiques européens : elles seront examinées dans le cadre de L'Hortus Conclusus et elles ne nous font pas imaginer le jardin des moines comme un véritable jardin d'agrément, tel un locus amœnus (lieu agréable) courtois :

 
Le jardin d'agrément

Ruralium commodorum opus, vers 1305, de Pietro (Pier, Pierre) de Crescenzi (Crecensi, Crescens), 1230-1310.

Le Rustican ou Livre des prouffitz champestres et ruraulx (Livres des profits champêtres et ruraux) sont les titres de la première tradution française de 1373 établie pour Charles V.


Peinture sur parchemin,
vers 1480-1485
du Maître d'Yvon du Fou (France, Poitiers)

17 X 13,5 cm


BnF, Ms Fr 12 330, fol.207

Le jardin a cependant contribué à nourrir les moines et à leur offrir, comme en Orient, un peu de réconfort. En pleine tourmente wisigothe, le poète Sidoine Apollinaire (vers 430-480) nous conte sa merveilleuse villa auvergnate qui n'a rien à envier aux jardins romains, et le poète Fortunat (vers 530-600) prend le frais et déclame ses poèmes dans ceux de Radegonde, au monastère Sainte-Marie (puis abbaye Sainte-Croix) ou apprécie celui du premier roi Franc de Paris, Childebert, frère de Clotaire et époux de Radegonde.

C'est un jardin que le roi lui-même ne dédaignait pas entretenir avec sa femme Ultrogothe. Le poète nous parle de son beau gazon, des roses odoriférantes, des pieds de vignes, des treilles, des pommiers. Ainsi, même s'il ne s'agit pas d'affirmer exactement comment était ce jardin, il n'y a guère de doute que, comme celui de Radegonde, il apportait autant de sérénité que de plaisir. Evoquons aussi ceux où le grand Saint Augustin (env 350-430) aimait beaucoup méditer et qui furent témoins de sa conversion : jardins de Trèves ou de Milan, de Cassiciacum ou d'Ostie. Issu d'une grande famille, Augustin connaissait du beau linge, et donc de beaux jardins ! Ces jardins ont été les lieux privilégiés de la conversion d'un des fondateurs de la pensée occidentale. Si ceci ne nous renseigne pas particulièrement sur les jardins des monastères, cela nous permet de croire qu'il y avait en Italie (peut-être plus généralement qu'en Gaule) de beaux jardins laïcs ou religieux.
 
 
Mais, rétorquerez-vous avec raison, les jardins dont nous venons de parler appartenaient à de très grands personnages : Sidoine était le gendre d'Avitus (un héros arverne qui succéda brièvement à Maxime comme empereur d'Occident), il avait été préfet, sénateur, évêque de Clermont-Ferrand. Quant aux trois autres, il y a un roi, une reine, un noble romain....
 
Dans ce cas, tournons-nous vers de simples moines, en Italie où, au même moment, le père des Bénédictins, Benoît de Nursie, codifie à la même époque des principes monastiques dont on sait qu'ils synthétisent à la fois règles et traditions connues de son époque. La règle de Benoît spécifie au chapitre 66 que les monastères devront être pourvus d'un jardin (hortus). Le jardin dont il parle, ainsi que les autres espaces du monastère ne sont pas nouveaux, nous les avons déjà rencontrés :
 
"Si cela est possible, on doit construire le monastère de telle sorte qu'on y trouve tout le nécessaire, c'est-à-dire : de l'eau, un moulin, un jardin, une boulangerie et des officines, pour que l'on puisse y pratiquer les différents métiers, de sorte que les moines n'auront pas besoin de sortir au dehors, ce qui ne vaut rien du tout pour eux." (Règle de Benoît, ch. 66, vers. 6). Et tout comme Basile le Grand, que nous avons cité plus haut, Benoît parle de la dimension spirituelle du jardin. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'en plus de son aspect nourricier, le jardin monastique a été très tôt un lieu chargé de symboles (voire de magie), que les moines ont recueilli de traditions antiques, qu'ils ont détourné souvent, quand ils n'en ont pas forgés eux-mêmes. Nous reverrons cet aspect des choses au chapitre du jardin symbolique, mais écoutons maintenant saint Benoît :
Le jardin est un lieu d'humilité, nous dit-il, placé tout en haut d'une échelle de douze niveaux qui permettent au moine d'élever son âme : "Le douzième échelon de l'humilité pour un moine, c'est non seulement d'être humble dans son cœur, mais encore de le montrer à tout moment dans son attitude devant ceux qui le voient vivre. Pendant le Service de Dieu, à l'oratoire et dans le monastère, au jardin et en chemin, dans les champs et partout où il se trouve, assis, debout ou en marche, le moine a toujours la tête penchée et il regarde vers la terre" (Règle de Benoît, ch. 8, vers. 62 et 63).
 
Saint Benoît insistait sur les devoirs de charité des moines, particulièrement envers les malades, comme nous le verrons au chapitre des soins hospitaliers octroyés par les moines. Si nous ne possédons pas de détails sur les plantes médicinales qui étaient cultivées dans le jardin de Benoît, on ne peut pas douter qu'il y ait eu une connaissance pratique des plantes dans son abbaye du Mont-Cassin (Monte Cassino) : Nous savons qu'existent alors toutes sortes de manuels de pharmacopée, de diététique et de médecine, que Grégoire le Grand (vers 540-604, pape en 590) aura sans doute consultés pour connaître les plantes qui guérissent l'intestin (la scammonée), le poumon (l'hysope), ou encore la tête (le pyrèthre). Nous savons que les Barbares aiment beaucoup se soigner par les plantes et encouragent leur étude (on connaît un prince Vandale qui avait son jardin médicinal). Nous savons surtout, qu'à une centaine de kilomètres de Monte-Cassino, près de Naples, se trouvait l'abbaye de Vivarium, fondée vers 550 par Cassiodore (environ 484-590). Vivarium, c'est la plus belle expérience culturelle qui nous est connue de cette époque troublée. Certes, les Lombards ont rapidement débarqué, désorganisant complètement ces nouvelles et fragiles structures, mais il est sûr que Cassiodore, lecteur et copiste infatigable, possédait une bibliothèque riche de nombreux textes latins et grecs, on parle d'une centaine.
 
Parmi eux, les travaux d'Hippocrate, de Galien et de Dioscoride, mais aussi des œuvres de Caton, de Varron, de Pline : exemples délibérément choisis, car ils font partie des sources les plus importantes des connaissances agricoles, botaniques ou médicales du moyen-âge. Grâce à Cassiodore, de nombreuses communautés de moines (Wearmouth-Jarrow, Cantorbery, Fleury, Saint-Martin-de-Tours, Corbie, etc...) ont eu entre les mains toutes sortes d'ouvrages importants, religieux ou profanes, prêtés ou donnés par les Papes. En effet, la bibliothèque de Cassiodore avait été transportée en grande partie au Palais des Papes du Latran à cause des invasions lombardes, au début du VIIe siècle.
On ne voit donc pas comment Vivarium n'aurait pas possédé un jardin digne de ce nom, dans lequel toutes sortes d'aliments et de médicaments, connus par tradition et par savoir, n'auraient pas été expérimentés par les moines-chercheurs de cette abbaye, qui ont des relations en Afrique Vandale, dans l'Hispanie wisigothe ou même avec l'empire Byzantin, sans compter que leur communauté comptait en son sein différents médecins (voir Infirmerie).
 
Il n'y a pas lieu de croire qu'il en fut autrement au VIe siècle dans les autres monastères, en Gaule, en Sicile, en Espagne, en Afrique, tout particulièrement, où les envahisseurs Francs, Lombards, Vandales ou Wisigoths aiment se soigner par les plantes et encouragent la médecine et où, nous le verrons ailleurs, les connaissances circulent bon gré mal gré de part et d'autre. Au VIIe et VIIIe siècles, on continue bien sûr de se documenter sur les plantes : Les grands savants de l'époque, comme Isidore de Séville (570-636) ou Bède (673-735) les répertorient, les citent, mais rien ne transpire, à notre connaissance, sur les jardins monastiques de Séville ou de Jarrow. Et si nous possédons des informations sur le domaine de Philibert, à la fondation de son abbaye de Jumièges, vers 654, rien ne transparaît sur l'aspect des jardins : voir le paragraphe concerné au chapitre du Temps des Mérovingiens. On sait seulement que Philibert introduisit par sélection de nouvelles variétés de fruits.
 
A la même époque, nous connaissons celui qui a été fait patron des jardiniers, le moine irlandais Fiachra, transformé en saint Fiacre († vers 670).
De gauche à droite : saint Fiacre, saint Etienne et saint Léonard. Peinture murale de la crypte de la cathédrale Saint-Bavon à Gand.
 
Fiacre quitte son Irlande natale pour installer un ermitage dans un breuil (littéralement : un clos, un parc à gibier) situé dans la forêt de Brie, tout près de Meaux (Seine et Marne). Comme Philibert, comme d'autres, il met toute son énergie à transformer une terre inhospitalière, donnée par Faron, évêque de Meaux, en un lieu cultivable, où fructifieront toutes sortes de plantes, potagères, médicinales, qui nourriront les pauvres, soigneront les malades, sans oublier la vigne, dont tous les monastères auront toujours besoin pour le vin de messe. "Après sa mort, il était invoqué contre les hémorroïdes et les pèélerins venaient de loin pour s'asseoir sur la pierre où lui-même s'était assis, espérant que ce contact les soulageraient. Pour l'histoire, en 1640, un parisien remplaça les chaises à porteur par des voitures qu'il louait à l'heure : les "fiacres" tenaient leur nom du fait qu'ils partaient et revenaient tous de l'Hôtel Saint Fiacre, situé rue Saint-Antoine. Il est le patron des jardiniers et est toujours invoqué contre les hémorroïdes."extrait de users.skynet.be/peintures/ DSC16FR.html
 
Malgré des témoignages variés, nous quittons ici à la fin du VIIe siècle ce premier volet sur les jardins monastiques et aucun moine ne nous a encore dessiné son jardin ou dit ce qu'il y faisait pousser. Avant de pénétrer l'époque Carolingienne, qui va répondre enfin à quelques interrogations, faisons l'état des sources dont les moines disposent alors pour connaître les plantes, leurs cultures, les vertus qu'on leur prête.

 
Les Sources, d'Hippocrate à Isidore de Séville.

La transmission de l'héritage antique

 
Les premières sources qui nous intéressent se placent dans la Grèce et dans la Rome antique. L'œuvre d'Hippocrate (env. 460-377 av J-C) d'abord, père de la médecine, celles du grand Aristote (384-322) et de Théophraste (env. 372-287 av J-C), qui ont tous deux décrit les propriétés d'un grand nombre de plantes. Les écrits de Caton (Marcus Cato, 234-149 av. J-C) et Varron (Marcus Terentius Varro, env. 114-26) ensuite, qui ne figurent pas parmi les plus passionnants, même si on peut raisonnablement penser que le second a influencé la conception des jardins médiévaux ( voir L'Hortus Conclusus).
 
 
C'est au premier siècle de l'ère chrétienne qu'il faut chercher les premières sources majeures des connaissances agronomiques, botaniques ou médicales des clercs médiévaux. Nous voulons parler de la Materia Medica, de Dioscoride (Pedakios Dioskorides Anazerbeos), datant du Ier siècle, véritable best-seller dirions-nous, des monastères du moyen-âge, tant cité, tant traduit, tant commenté, notamment imprimé par Aldo Manuce. Tout aussi célèbre est l'Histoire naturelle (Historiae Naturalis Libri) de Pline (Caïus Plinus Secondus, 23-79), véritable encyclopédie de son temps, et le De re rustica de Columelle ( Junius Moderatus Columella), un traité agronomique d'importance, en douze livres, même si le jardin de Columelle ressemble plus à un jardin du dimanche qu'à une grande propriété foncière. Citons encore Apicius Marcus Gavius (vers - 25 à + 37), le gastronome aventurier des goûts et plutôt glouton, dont il ne nous reste que le De re coquinaria, qui mentionne des dizaines de plantes qui rentrent dans la composition de recettes préparées sous l'égide d'Apicius.
 
Au second siècle, nous ne pouvions pas ne pas citer Galien (Claudius Galenos Pergamenos, environ 131-201), dont l'œuvre médicale eut un retentissement considérable pendant tout le moyen-âge, et même au-delà. Précisons que Galien et Dioscoride suivent Hippocrate en classant les plantes selon la théorie des humeurs : l'humorisme.
 

A peu près à la même époque vivait Serenus (Quintus Serenus Samonicus), qui fut une source importante pour Strabon, que nous étudierons dans la seconde partie. Son livre le plus important serait le Liber medicinalis, œuvre médicale en hexamètres, dans laquelle il cite Plaute, Lucrèce, Horace, Varron et Pline, leur conférant une grande autorité en la matière. Lui-même aurait possédé une bibliothèque considérable : près de 62000 ouvrages ! Il y a beaucoup de magie chez Serenus : il aurait inventé la formule Abracadabra, sous une forme magique. Il aurait été assassiné en 212 ap. J-C.
 
Arrêtons-nous un instant au IVe siècle, à Rome, cette fois, où vivait Palladius (Rutilius Taurus Æmilianus) agronome latin. Il est l'auteur, à notre connaissance, d'un ouvrage devenu par la suite un classique du moyen-âge, beaucoup lu dans les monastères. Il s'agit de son "De re rustica" en 14 livres, décrivant la vie agricole dans l'ordre du calendrier (un livre par mois, plus un préambule (livre 1) et un poème sur la greffe (livre XIV) en distiques élégiaques. Très apprécié an moyen âge, donc, cet écrit a été imprimé dans les diverses collections de Rei rusticæ scriptores depuis Jenson (Venise, 1472), et en particulier au tome III de Schneider (Leipzig, 1794). Darces le traduisit en français (Paris, 1553, in-8). Au Ve siècle, nous évoquerons Marcellus Empiricus, chrétien né à Bordeaux sous Théodose (379-395), et son De medicamentis liber ( ou De medicamentis physicis ac rationalibus), recueil de recettes invraisemblables, qui mêlent superstitions et pratiques médicales et recensent la pharmacopée gauloise. Ce recueil cite 58 des 94 plantes du Capitulaire de Villis.
 
 
De cette époque date les premiers ouvrages de diététique : Anthimus (Ve-VIe siècle), médecin grec, envoie au roi d'Austrasie Thierry son De observatione ciborum, un livre d'hygiène alimentaire, dans lequel on trouve citées 25 herbes et 13 arbres du "de Villis". Cet ouvrage était sûrement connu de Cassiodore. Un peu plus tard, Théodore de Tarse (602-690), ami du grand Bède le Vénérable, écrit sa Dieta Theodori, précisant les vertus de différentes plantes, dont 27 se trouvent dans le "de Villis". Entre les deux se place le grand Isidore de Séville (vers 530-636), qui écrira sur l’origine des choses en vingt livres. Avec cette œuvre, appelée les Étymologies (Originum sive Etymologiarum), Isidore donne au monde occidentale la première encyclopédie médiévale, qui sera l'œuvre la plus lue et la plus copiée du moyen-âge.
 

 

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