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D 'ABORD la
bouffe, ensuite la morale... Cette chanson qu'ont fredonnée
les Berlinois, en 1928, en sortant de L'Opéra de quat'sous,
s'appliquerait tout particulièrement à son
auteur, Bertolt Brecht. C'est en tout cas la thèse de
son dernier biographe, le Britannique John Fuegi, professeur
de littérature comparée à l'université
du Maryland (Etats-Unis). Dans son Brecht amp; Co.
(1), le dramaturge
allemand fait piètre figure. Accusé d'avoir exploité
ses nombreuses collaboratrices sur la base du sex for text,
il est aussi vilipendé comme opportuniste sans scrupules ;
il aurait flirté avec les nazis avant de devenir stalinien ;
il serait antisémite, et même... homosexuel.
Ce livre-scandale
a vite été discrédité par nombre
de spécialistes brechtiens de par le monde. Dans l'
International Yearbook de 1995, John Willet et ses collaborateurs
relèvent, sur une centaine de pages, plus de sept cents
erreurs et fausses affirmations. Dès lors, la recherche
d'un éditeur allemand n'allait pas de soi. Finalement,
le 26 novembre 1997, la version allemande a été
jetée sur le marché, tel un pavé dans la
mare des nombreuses publications commémorant le centenaire
de Brecht
(2). Si le
traducteur Sebastian Wohlfeil a travaillé plus de deux
ans, c'est que, l'édition américaine étant
criblée de fautes de traduction, il a dû vérifier
chaque citation à la source dans les archives allemandes
(3). Avec un
sens aigu de l'à-propos, John Fuegi dédie cette
édition allemande non pas à Bertolt Brecht, mais
à la principale collaboratrice de celui-ci, Elisabeth
Hauptmann, née le 20 février 1897, dont le centenaire
« serait autrement passé inaperçu ».
Elisabeth rencontre
Brecht en 1924. Elle est belle, cultivée, parle plusieurs
langues. Elle aurait écrit de 80 % à 90 %
de L'Opéra de quat'sous. Sans cette collaboratrice,
affirme John Fuegi, ni Sainte-Jeanne des abattoirs, ni
Homme pour homme, ni même certaines pièces
didactiques de Brecht n'auraient vu le jour. Trois autres collaboratrices
auraient fourni au dramaturge une bonne part de son oeuvre dramatique :
la Berlinoise Margarete Steffin, la Danoise Ruth Berlau et la
Finlandaise Hella Wuolijoki. La Vie de Galilée aurait
été largement rédigée par Margarete
Steffin, morte de tuberculose à Moscou en 1941. Le
Cercle de craie caucasien serait dû au travail de Ruth
Berlau. Et Hella Wuolijoki lui aurait apporté la trame
de Maître Puntila et son valet Matti avec sa nouvelle
Un Bacchus finlandais.
« Il
fertilisait les gens »
POURQUOI toutes
ces femmes se sont-elles sacrifiées pour leur maître
au point d'en mourir (comme Margarete Steffin), d'en devenir
alcoolique et dépressive (c'est le cas de Ruth Berlau,
qui périt tragiquement dans l'incendie d'un hôpital
psychiatrique en 1974), ou de commettre des tentatives de suicide
(à l'instar d'Elisabeth Hauptmann) - sans compter les
avortements à répétition ? Réponse
de John Fuegi : l'exploitation sexuelle, fondée sur
le charme irrésistible de Bertolt Brecht. Formé
dans le moule occidental, l'universitaire ne comprend pas que
ces militantes communistes aient pu travailler gratuitement ou
presque pour la lutte antifasciste (4). C'est ainsi par exemple
que, de son propre gré, Elisabeth Hauptmann n'a demandé
que 12,5 % des droits d'auteur de L'Opéra de quat'sous.
Afin de donner
quelque crédibilité à ses thèses,
l'auteur souligne qu'il a rencontré, dans les années
70, certaines de ces femmes qui, désormais, ne sont plus
là pour confirmer. Parmi elles, Elisabeth Hauptmann. Ami
de celle-ci, avec qui il a travaillé en tant qu'éditrice
des OEuvres de Brecht, Werner Hecht confie : « Elle
a fini par le mettre à la porte au bout d'une heure. Elisabeth
était très discrète sur sa vie personnelle.
Les questions insidieuses de cet homme qui voulait à tout
prix lui faire dire certaines choses l'ont prodigieusement agacée. »
Werner Hecht vient d'ailleurs de publier, après trente-cinq
ans de recherches, une chronique de la vie de Brecht du jour
de sa naissance, le 10 février 1898 à Augsburg,
jusqu'à sa mort, le 14 août 1956 à Berlin
(5). Dans la
postface de sa chronique, il précise que « des
erreurs éclatantes constatées lors de la vérification
de certains faits et dates dans l'ouvrage de John Fuegi ont fait
apparaître le manque de sérieux de ce livre
(6). »
Sabine Kebir, une
des rares femmes spécialistes de la littérature
brechtienne, a notamment étudié le rapport de Brecht
avec ses partenaires (7).
Elle s'est ainsi plongée dans la vie d'Elisabeth Hauptmann,
principale « victime » de « l'exploiteur »
(8). Et de
remarquer que cette femme n'a plus rien écrit de remarquable
après sa séparation d'avec Brecht. Avait-elle besoin
de son génie ou du travail en commun pour s'inspirer ?
A l'inverse, la production littéraire de Bertolt Brecht
a continué sans entraves avec d'autres collaboratrices.
Autre argument contre le biographe : la cohérence
du style de Brecht, sensible jusque dans ses moindres notes et
lettres. Enfin Sabine Kebir a été frappée,
au-delà du combat commun contre le fascisme, par le plaisir
qu'a pris Elisabeth Hauptmann à travailler avec Brecht.
« Nous avons beaucoup ri ensemble, dit-elle.
Et, quelle que soit la difficulté du travail, c'était
un amusement. »
Dans cet effort
collectif, indispensable à la création, il est
bien sûr impossible de reconnaître la part exacte
de chacun. Mais cela ne semblait gêner personne, le concept
de propriété individuelle étant rejeté
par tous comme valeur petite-bourgeoise. Disciple du maître
entre 1949 et 1956, le metteur en scène suisse Benno Besson
- dont John Fuegi prétend que Brecht lui aurait « volé »
son travail sur Don Juan - le confirme : « Je
ne m'intéressais absolument pas à la question des
droits d'auteur. Ce qui m'importait était de travailler
avec Brecht (...). Il fertilisait les gens. Il les accouchait.
Il les rendait productifs et eux aussi le rendaient productif
(9). »
Pour ce qui est
de la contribution de la Danoise Ruth Berlau, il faut préciser
qu'elle n'a jamais bien maîtrisé la langue allemande.
Il est donc difficile de croire qu'elle ait pu écrire
des textes aussi poétiques que ceux du Cercle de craie
caucasien. Lire une seule de ses lettres adressées
à Brecht, dans un allemand très approximatif, suffit
à s'en convaincre.
Le laxisme de Brecht
en matière de propriété intellectuelle était
connu bien longtemps avant que John Fuegi s'en offusque. Le dramaturge
s'en est d'ailleurs réclamé. Déjà,
dans les années 20, les critiques Kurt Tucholsky et Alfred
Kerr lui avaient reproché d'avoir repris des vers de Villon
- sans le citer - dans L'Opéra de quat'sous. Plus
tard, Rimbaud est entré dans les Sermons domestiques
de Brecht. Sa pièce de jeunesse, Homme pour homme
s'inspire du Woyzeck de Georg Büchner ;
L'Opéra de quat'sous du Britannique John Gay et
de son Opéra du gueux ; Le Cercle de craie caucasien
de Klabund. Mais Shakespeare n'aurait-il pas copié
Francis Bacon, et Molière Corneille ?
Des biographes
comme Werner Hecht, Klaus Völker (10) et Werner Mittenzwei
(11) avaient
déjà mentionné ces « emprunts »
littéraires de Brecht. De même, ils n'avaient pas
laissé de doute sur la participation active de ses collaboratrices,
considérant néanmoins que c'était l'affaire
de celles-ci de réclamer, ou non, leur part. La seule
qui aurait pu le faire et qui y a renoncé de son propre
gré était Elisabeth Hauptmann. Margarete Steffin
était morte en 1941 et Ruth Berlau avait sombré
dans l'alcoolisme. Hella Wuolijoki, elle, s'était mise
d'accord avec Brecht sur le versement de 50 % des tantièmes,
en reconnaissance de sa contribution à Puntila
- elle n'a malheureusement jamais été rétribuée
par l'éditeur.
Si encore John
Fuegi avait eu pour seule ambition de défendre les droits
de ces femmes négligées par Bertolt Brecht, son
éditeur, Peter Suhrkamp, et ses héritiers, Barbara
et Stefan Brecht... Mais, sous couvert de féminisme, son
dessein est autre : il entend démolir un grand esprit
du XXe siècle, le créateur d'un théâtre
politique et populaire, dont les pièces, avec la clarté
de la parabole, révèlent les dessous d'un monde
où l'homme est un loup pour l'homme et appellent à
le transformer. A une époque où l'on compte autant
de chômeurs et de pauvres que dans les années 20,
Brecht pourrait revenir à la mode. Alors, John Fuegi le
présente sous les traits d'un criminel.
La recette est
connue, mais le biographe en fait trop et perd, de la sorte,
toute crédibilité. Comment peut-il aller jusqu'à
accuser d'antisémitisme Brecht - dont, d'ailleurs, la
femme, l'actrice Hélène Weigel, était une
juive autrichienne ? Jusqu'à soupçonner le
dramaturge de tendances pro-nazies ? Jusqu'à parler
du « pouvoir diabolique que Hitler mais aussi Brecht
exercent sur leur public à Munich en 1920 » ?
Diabolique, donc, Bertolt Brecht ne pouvait que devenir stalinien.
Voilà où John Fuegi rejoint Stéphane Courtois
(12). La hargne
de l'universitaire vise en fait l'écrivain marxiste, qui,
un jour de 1926, a rencontré le sociologue Fritz Sternberg
et le marxiste non orthodoxe Karl Korsch, devenus ses professeurs
en matière d'économie politique et de marxisme
à la mode de Rosa Luxemburg.
John Fuegi le justicier
dépeint aussi Brecht en opportuniste retors. Il n'a jamais
adhéré au Parti communiste allemand ? C'est
qu'il refusait de s'engager. Il a échappé à
la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy ?
Nul doute : il a failli à son rôle de résistant.
Il n'a pas manifesté avec les travailleurs est-allemands
révoltés, le 17 juin 1953 ? Une preuve de
plus qu'il était stalinien.
Quelle fut vraiment
l'attitude du dramaturge lors de ce soulèvement ouvrier
contre les autorités de la jeune République démocratique
allemande (RDA) ? Manfred Wekwerth, un de ses disciples
au sein du Berliner Ensemble, était alors aux côtés
de Brecht. « Dès l'annonce des grèves,
nous a-t-il raconté, Brecht a rassemblé
sa troupe dans sa maison à Berlin. Il a d'abord approuvé
la grève des ouvriers. A ma question »Que faire ?
«, il a répondu : » Il faut armer
les ouvriers«. Le lendemain, nous sommes allés
dans la rue, mais nous avons entendu des slogans comme »
Mort aux communistes ! « criés par
des provocateurs infiltrés de Berlin-Ouest. C'est là
que Brecht a parlé de » danger fasciste «.
J'étais à ses côtés, je l'ai vu
discuter avec les ouvriers. Il les a encouragés à
faire grève tout en les mettant en garde contre ce danger. »
La vérité,
c'est que Bertolt Brecht a aussi essayé de jouer les intermédiaires
en demandant aux autorités de céder les antennes
de radio à la troupe du Berliner Ensemble. Il a proposé
au gouvernement d'engager le dialogue avec le peuple, d'expliquer
et de reconnaître certaines erreurs. Mais, de sa lettre
au dirigeant communiste Walter Ulbricht, seule la dernière
phrase fut publiée : « Je tiens à
exprimer en ce moment ma solidarité avec le Parti socialiste
unifié (13). »
Bref, le créateur s'est placé au beau milieu
de la mêlée, et non en marge, tel que Günter
Grass l'a imaginé dans sa pièce Les plébéiens
répètent la révolution (14). Loin de s'enfermer dans
son théâtre comme dans une tour d'ivoire, il est
descendu dans la rue. A la suite de ces événements,
Brecht a d'ailleurs écrit son fameux poème :
si le peuple ne peut dissoudre le gouvernement, suggérait-il,
« ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement
de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? »
En fait, les apparatchiks
de RDA se sont toujours méfiés de Brecht. Son théâtre
n'était pas assez conforme aux dogmes du réalisme
socialiste. On lui reprochait d'être trop « formaliste »,
trop « cosmopolite » et trop « pacifiste ».
Ses pièces péchaient par l'absence de héros
ouvriers positifs. Seule sa renommée internationale le
protégea d'attaques plus conséquentes. Werner Hecht
se rappelle ces propos très lucides de Hélène
Weigel : « Nous n'étions pas ce qu'ils
auraient voulu que nous soyons. Mais ils ne voulaient pas non
plus perdre ce que nous représentions pour eux. »
A commencer, sans doute, par le prestige international...
Cette ambiguïté
du statut de l'homme de théâtre en RDA, le cinéaste
Peter Voigt, arrivé comme assistant au Berliner Ensemble
en 1954, à l'âge de vingt ans, la confirme :
« Son théâtre était à
la fois critiqué et subventionné. »
Peter Voigt a assisté au succès triomphal remporté
par la troupe au Théâtre Sarah-Bernhardt, à
Paris, en 1954, et il se souvient de cette remarque de Brecht :
« Nous n'avons de vrais amis qu'en Pologne et en
France. »
Mettre
la main à la pâte
OPPORTUNISTE, Bertolt
Brecht ? Pour répondre à cette question, encore
faut-il expliquer pourquoi le dramaturge, qui croyait que le
théâtre pouvait contribuer à transformer
le monde, a choisi de s'installer en RDA après la guerre,
et pourquoi il y est resté. Par intérêt,
laisse entendre John Fuegi, insistant sur la mise à sa
disposition d'une salle de théâtre, les subventions,
le prix Staline et autres privilèges... Tel n'était
pas l'avis de Giorgio Strehler, le fondateur du Piccolo Teatro
de Milan et ami de Brecht : « Il espérait
que ce socialisme sans liberté pouvait être transformé
en un socialisme de libertés (15). »
Sur le choix initial
de vivre en RDA, l'intéressé lui-même s'en
est expliqué dans une de ses Histoires de Keuner. Entre
un beau salon et une cuisine, rétorquait celui-ci, il
avait choisi de s'installer dans la cuisine et de mettre la main
à la pâte avec les cuisinières
(16). Quant
à la décision d'y rester, un échange l'éclaire :
à un élève curieux de savoir ce que Bertolt
Brecht voulait encore transformer avec son théâtre
dialectique dans un Etat socialiste où la lutte des classes
n'existait plus, le maître avait répondu, en décembre
1955, qu'il y aurait toujours des contradictions à révéler
et à résoudre (17).
Le plus surprenant
dans le livre de John Fuegi, c'est que ce professeur de littérature
comparée ne se hasarde pas à la moindre analyse
des pièces de Bertolt Brecht. Pourtant, au-delà
de l'attaque contre l'homme, c'est de toute évidence l'oeuvre
qu'il vise. Et son impact. Brecht reste toujours l'homme de théâtre
le plus joué en Allemagne. A Moscou, l'automne dernier,
L'Opéra de quat'sous, dans une mise en scène
de Vladimir Maschkow, a fait salle comble. Et pour cause :
lorsque Bertolt Brecht figure un monde des affaires aussi corrompu
que celui de la pègre, les Moscovites reconnaissent leur
propre société mafieuse. Reste à savoir
si, lorsqu'ils fredonnent, avec Mac le Surineur, « Que
vaut un cambriolage de banque face à la fondation d'une
banque ? », cela les inspire ou les révolte...
BRIGITTE
PÄTZOLD.
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(1) La version américaine a été
publiée, sous le titre Brecht amp; Co. Sex, Politics
and the Making of the Modern Drama, chez Grove Press, New
York, en 1994. La version française fut publiée
quelques mois plus tard en avril 1995 : John Fuegi, Brecht
et Cie. Sexe, politique et l'invention du théâtre
moderne, Fayard, Paris, 876 pages, 240 F.
(2) John Fuegi, Brecht amp; Co. Biographie, Europäische
Verlagsanstalt, Hambourg, 1997, 1 086 pages.
(3) Une copie des archives allemandes de Brecht conservées
à Berlin par l'Académie des arts a été
offerte par Stefan Brecht, le fils de Bertolt Brecht et de Hélène
Weigel, à la Harvard University de New York et rendue
accessible à John Fuegi.
(4) Dans de nombreuses lettres échangées
entre ces femmes et Brecht, la lutte antifasciste est qualifiée
de « troisième chose ».
(5) Werner Hecht, Brecht Chronik, Suhrkamp, Francfort,
1997.
(6) Idem, p. 1 259.
(7) Sabine Kebir, Ein alezeptablo Mann, Der Morgen,
Berlin, 1987.
(8) Sabine Kebir, Ich fragte nicht nach meinem Anteil,
>Aufbau, Berlin, 1997.
(9) Le Monde, 10 mai 1995.
(10) Klaus Völker, Bertolt Brecht, Carl Hanser,
Munich, 1976.
(11) Werner Mittenzwei, Das Leben des Bertolt Brecht,
2 tomes, édition de poche, Aufbau Tachenbuch Verlag,
Berlin, 1997.
(12) Lire « Communisme, les falsifications
d'un »Livre noir« », Le Monde
diplomatique, décembre 1997.
(13) Werner Mittenzwei, op. cit., tome II, p. 494.
(14) Günter Grass, Les plébéiens
répètent la révolution, Le Seuil, Paris,
1961.
(15) Giorgio Strehler dans Brecht après la chute.
Confessions, mémoires, analyses, L'Arche, Paris, 1993,
p. 109.
(16) Idem, p. 108.
(17) Hans Mayer, Brecht, Suhrkamp, Francfort, 1996,
pp. 296-298.
LE
MONDE DIPLOMATIQUE | FÉVRIER 1998 | Page 28
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/02/PATZOLD/10015.html
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