ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
 

-ABBAYE
-LE - BEATUS -DE -LIEBANA
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L'ART DES BEATUS
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---PREAMBULES, EXERGUES--

----Mappemondes ----



Comment se fait-il que les mappemondes du Beatus de Liébana, bien postérieures aux représentations grecques, bien plus réalistes, soient si étrangement illisibles ? Pourtant, bien que peu outillée, la science grecque avait fait quelques pas dans l'histoire de la représentation du monde et de la cartographie. Les représentations effectuées, par exemple, à partir de l'oeuvre d'Hérodote (v. 484 - 425 avant notre ère) ou de la Cosmographie (Cosmographia Ptolemei, Geographia) de Ptolémée d'Alexandrie (Claudius Ptolemeus, 85 - 165), nous rendent compte d'un monde tout à fait lisible encore aujourd'hui dans ses grandes lignes :

a. b.
 
a. Edition de 1482 de la Cosmographie de Ptolémée, manuscrit de 1466 réalisé par le bénédictin Nicholas Germanus, cartographe et enlumineur, qui a offert son oeuvre au duc de Ferrare. Cette gravure a été réalisée par John Schnitzer de Arnheim pour le compte d'un éditeur d'Ulm, Leinhart Holle. Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique (Inc. C 94 LP).
b. Reconstitution moderne d'O. MacCarthy du monde vu par Hérodote.

Certes les descriptions romaines d'Orose (Paulus Orosius, v.390-420), dans son Historiarum adversus paganos libri VII (Livre 7 de l'Histoire contre les Païens) ou celles de Macrobe (Ambrosius Theodosius Macrobius, v.395-423), dans son "In Somnium Scipionis expositio" (Le récit du songe, du rêve de Scipion) ne profitent pas des contributions d'Hérodote ou de Ptolémée (richesse des noms de montagnes par ex.), certes le prêtre portugais est le promoteur d'une affligeante image de petitesse du continent africain (plus idéologique que géographique), certes sa vision du monde nous restitue des fantasmagories climatiques d'une terre inhabitable de tous côtés, froide ou chaude (Frigida inhabitabilis, Perusta inhabitabilis) et habitable seulement dans nos douces contrées (Temperata habitabilis), tous ces errements sont patents, mais la représentation antique du monde d'Orose dresse un portrait reconnaissable du bassin méditerranéen et l'interprétation de Macrobe, beaucoup plus réductrice et fantaisiste, n'a encore pas perdu le Nord :

Carte reconstituée d'après Macrobe, oeuvre citée plus haut, Livre II, Saturnales (Saturnaliorum) Livre VII,
édité vers 1560 à Venise par Ioan Gryphius (Giovanni Griffio).

Cette dernière formule est à prendre au pied de la lettre, nous allons le voir bientôt, car le christianisme va s'emparer bientôt de la géographie et la mettre au service de son idéologie. Le monde reflété par le Beatus de Liébana est ainsi une géographie mythique que la religion chrétienne a instituée et conservée une grande partie du moyen-âge et même au-delà : Le grand voyageur Vasco de Gama arrivant aux Mozambique en 1498 n'interroge t-il pas les indigènes pour connaître la situation du royaume du Prêtre Jean, complètement imaginaire !

Différentes positions prises par les clercs chrétiens au long des premiers siècles nous permettent de mieux comprendre ce phénomène. Depuis Lactance déjà (Lucius Caelius Firmianus Lactantius, 260 - 340) et ses Divinae (Diuinae) institutiones (Institutions divines), depuis Cosmas d'Alexandrie (dit l'Indicopleuste, Kosmas "Indicopleustès" : le voyageur des Indes) et sa Topographia Christiana, certains penseurs chrétiens rejetaient le fait que la terre fût ronde. Pourtant, la rotondité de la terre était connue des Babyloniens et des Grecs. Pythagore le premier, puis Aristote, en sont convaincus, et la chose fut établie plus rigoureusement ensuite par des scientifiques comme Erathosthène de Cyrène (284 – 192, calcule de la circonférence terrestre) puis Hipparque (194 - 120, développe le premier système de projection) et Ptolémée d'Alexandrie (85 - 165, développe la cartographie, la toponymie). Ne nous y attardons pas cependant ici, les théories de la platitude de la Terre étaient marginales, elles ne servaient aucunement les voyageurs, les pèlerins ou les marins, et ses défenseurs n'étaient même pas pris au sérieux par les Pères de l'Eglise, loin s'en faut. Les savants chrétiens ont donc continué de comparer, comme Isidore de Séville (v. 570-636), le monde à une balle.

Cependant, Isidore lui-même ne contribua pas à profiter des connaissances cartographiques des Romains ou des Grecs. La surface du monde chrétien reste pour longtemps un disque plat, entouré de l' Océan primordial infranchissable d'Anaximandre de Milet : ce dernier forme un large cadre bien visible aux mappemondes des différents Beatus (en page suivante) et les peintres y figurent bateaux et poissons.

D'autre part, et nous abordons maintenant les aspects significatifs de la question, la géographie chrétienne introduit un singulier basculement des points cardinaux, comme nous l'avons évoqué plus haut de manière sibylline. En effet, c'est dans la partie supérieure des cartes (à la place du Nord, donc) que les Chrétiens ont commencé de placer le Paradis, en direction de l'Est, du soleil levant qui symbolise le Christ et sa lumière. La Bible elle-même (Genèse 2 :11-14) place le Paradis Terrestre en Orient, puisque l'Euphrate est cité parmi les quatre bras du fleuve principal de l'Eden, avec le Guihon (Gehon), Pishon (Phison) et l'Hiddékel, que l'on identifie au Tigre. C'est ainsi que le Paradis apparaît sur chaque carte du Beatus, toujours circonscrit dans un rectangle. Celui-ci contient presque toujours l'image d'Adam et Eve, mais parfois, ce sont les fleuves du Paradis qui s'y croisent (Beatus de Burgo d'Osma,
image 4). De la même manière, la ville de Jérusalem, "ombilic de la Terre", est placée au centre du monde connu, l'oekoumène (oecoumène, du grec oikos : maison) des Grecs, l'Orbis Terarum des Romains, l'orbe de la Terre, l'ensemble des territoires du monde. Cette appellation romaine d'Orbis Terrae sera longtemps matérialisée sur les cartes géographiques chrétiennes (dite alors OT ou TO), qui simplifieront à l'extrême la tripartition du monde, depuis longtemps acceptée par l'Antiquité grecque, en particulier depuis Hérodote, au Ve siècle avant notre ère. Cette tripartition se retrouve dans la Bible elle-même, puisqu'à la suite du Déluge, le monde aurait été divisé entre les trois fils de Noé : l'Asie à Sem, l'aîné, l'Europe à Japhet, le cadet et l'Afrique à Cham (Canaan), le benjamin, que Noé lui-même maudit, parce qu'il avait vu sa nudité. Est-il nécessaire de dire ici qu'encore une fois, que l'interprétation de ce partage est purement idéologique, et que la Genèse elle-même ne cite aucun de ces continents ?

Le plus ancien témoignage de carte OT est celui d'Isidore de Séville, mais il n'est pas direct. Il n'apparaît que bien tard, dans un incunable de 1482, première carte imprimée d'Europe, alors qu'on la trouve figurée... dans une copie d'un Beatus du Xe siècle. On retrouve dans ces deux exemples les éléments que nous avons décrits plus haut. L'orbe (orbis) de la terre fait un O très net et le T est tout aussi nettement figuré par la Mer Méditerranée (le fût ou barre verticale de la lettre) et les fleuves Tanaïs (le Don) et le Nil, formant eux la traverse (barre horizontale) de la lettre. Ces eaux sont censées séparer les trois blocs des continents connus (d'où le nom de Méditerranée, Medius terrae : "au milieu des terres", qui n'apparaît qu'au IIIe siècle et que les Romains appelaient plutôt Mare Nostrum).

c. ---d. -e.

c et d. Carte reconstituée en 1472 d'après le livre XIV des Etymologies (Etymologiæ) d'Isidore de Séville.
e. Carte OT du Beatus de Facundus, 1047.

 

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