"Écoutez-moi. Je laisse à Mérula le soin dexposer, avec cette méthode dont il vient de nous donner des preuves, les pratiques observées par tous les meliturges (gens qui font du miel). Les abeilles sont engendrées par dautres abeilles ou naissent spontanément du corps dun buf en putréfaction. Cest ce qui a fait dire à Archélaüs, dans une de ses épigrammes, « que les mouches à miel sont la génération allée dun buf mort. » Le même auteur dit encore que les guêpes sont engendrées par des chevaux, et les abeilles par des veaux (voir bougonie, NDE). Les abeilles ne vivent point solitaires comme les aigles. A lexemple de lhomme, elles aiment à se réunir. Les geais en font autant, mais non dans le même but. Les abeilles sassocient pour travailler, pour édifier; chez les geais, rien de semblable. On ne voit point chez eux ces combinaisons dintelligence, cette adresse dexécution qui se remarquent dans les constructions des abeilles, et dans leur prévoyance à remplir leurs magasins. Il y a pour les abeilles trois ordres doccupation: la subsistance, lédification, et le grand uvre. Autres soins demandent la préparation du repas et celle de la cire, celle de la cire et celle du miel, la confection du miel et celle de lalvéole. Chaque cellule dun rayon a six angles, ce qui fait autant de côtés que labeille a de pattes. Remarquons quil est démontré par les géomètres quun hexagone inscrit dans un cercle y occupe plus de surface quun polygone de moins de côtés. Les abeilles vont pâturer au dehors; mais cest dans lintérieur de la niche que sélabore ce doux produit si agréable aux dieux et aux hommes. Le miel trouve place sur les autels aussi bien que sur nos tables, tant au début dun repas quau second service. Les abeilles ont des institutions comme les nôtres, une royauté, un gouvernement, une société organisée. La propreté est de leur essence. Jamais on ne les voit se poser dans le voisinage dimmondices ou dexhalaisons fétides. Ce nest pas quelles recherchent les parfums : on les voit punir, au contraire, de leur aiguillon quiconque sapproche parfumé de leurs cellules. Elles nont point lindifférente avidité des mouches; aussi ne vont-elles jamais sabattre, comme celles-ci, sur la viande, le sang ou la graisse. Les aliments dune saveur douce peuvent seuls les attirer. Incapables de nuire, elles ne goûtent rien de ce quelles effleurent en butinant. Timides par nature, elles nen résistent pas moins à outrance si lon essaie de les troubler dans leur travail. Elles ont pourtant le sentiment de leur extrême faiblesse. On les appelle favorites des Muses, parce que sil arrive quun essaim se disperse, on na quà frapper sur des cymbales ou les mains lune contre lautre, pour les réunir. Et de même que les hommes ont assigné à ces déesses lOlympe et lHélicon pour leur séjour, de même la nature a abandonné à ces insectes les montagnes incultes et fleuries. Elles suivent leur roi partout, le soutiennent quand il est fatigué, et le portent sur leur dos quand il ne peut plus voler, tant elles attachent de prix à sa conservation.
Elles aiment le travail et détestent les paresseux; aussi les voit-on constamment faire la guerre aux bourdons, et les expulser de leur société; car ils dévorent le miel sans aider à le faire. Souvent même on voit un gros de bourdons fuir devant quelques abeilles qui les poursuivent en murmurant de courroux. Elles bouchent, avec une matière que les Grecs appellent ???????, tous les trous au travers desquels lair pourrait pénétrer dans leurs rayons. Les abeilles observent la discipline dune armée, dorment à tour de rôle, répartissent entre elles la besogne, et envoient au loin des espèces de colonies. Elles obéissent à la voix de leur chef, comme les soldats au son de la trompette, et, comme eux, elles ont leurs signes de guerre et de paix. Mais jai peur que toute cette physiologie des abeilles ne fatigue notre cher Axius, qui aimerait mieux entendre parler de ce quelles rapportent. Je passe donc la lampe à Mérula : à son tour dentrer en lice. Je ne sais, dit Mérula, si mes notions sur ce point pourront vous satisfaire; mais jaurai pour autorité un homme que vous connaissez tous, et qui tire tous les ans cinq mille livres de miel de ruches quil a louées. Jai encore notre ami Varron qui ma dit avoir eu sous ses ordres en Espagne deux frères véiens, tous deux du canton de Falisque, lesquels sont devenus fort riches, bien que leur père ne leur eût laissé quune petite ferme dun arpent au plus; et voici comment. Tout alentour du bâtiment, ils ont placé des ruches, transformé une partie de leur champ en jardin, et planté le reste en thym, cytise et mélisse, cette plante que les uns appellent µe??f????? (feuille à miel), les autres µe??ss?f????? (feuille aux abeilles), et dautres encore µ??????. Grâce à ces dispositions, ils ne retiraient jamais moins de dix mille sesterces par an de leur miel. Remarquez cependant quils attendaient pour le vendre un moment favorable, et nétaient jamais pressés de sen défaire coûte que coûte. Eh bien ! sécria Axius, enseignez-moi où je dois placer des ruches, et quels soins il faut leur donner pour en tirer daussi beaux produits. Mérula répondit : Quant aux ruches (µe??tt??e?), que les uns appellent µe??tt?t??fe?a, les autres mellaria, elles doivent être placées près de la métairie, dans un lieu sans écho; car lopinion générale est que cet effet du son effarouche les abeilles. Il leur faut un lieu assez élevé, qui ne soit ni brûlé pendant lété, ni privé de soleil pendant lhiver; pâture abondante dans le voisinage, et de leau pure. Si la nature ny a pourvu, le propriétaire aura soin de faire venir à proximité des ruches les plantes que les abeilles recherchent le plus, comme la rose, le serpolet, la mélisse, le pavot, les fèves, les lentilles, les pois, la dragée, le sauchet, le sainfoin, et surtout le cytise, qui convient tant aux abeilles malades. Cette plante a encore lavantage de fleurir depuis léquinoxe du printemps jusquà celui dautomne. Autant le cytise leur est précieux sous le rapport sanitaire, autant le thym lest pour la préparation du miel. Si le miel de Sicile a la palme, il la doit à labondance et à lexcellente qualité du thym que produit cette île. Aussi quelques personnes vont-elles jusquà arroser les pépinières plantées à lusage des abeilles, de thym broyé et détrempé dans de leau tiède. Quant à lemplacement des ruches, il faut le choisir le plus rapproché possible de la villa. Quelques-uns, pour plus de sûreté, les mettent sous le portique même. Les ruches sont de forme circulaire. On en fait dosier quand on en a, de bois, décorce, de troncs darbres creusés ou de poterie; dautres les font carrées avec de la férule, et leur donnent environ trois pieds de long sur un pied de large. Il faut toutefois en restreindre les dimensions, si lon na pas assez dabeilles pour les remplir; car trop despace vide les décourage. On a donné aux ruches le nom dalvus (ventre), du mot alimonium (nourriture); cest pourquoi on les fait étroites par le milieu, et renflées par le bas pour figurer un ventre. Les ruches dosier doivent être enduites en dedans et en dehors avec de la bouse de vache, pour faire disparaître leurs aspérités, qui rebuteraient les abeilles. On les assujettit par rangs le long des murs, de façon quil ny ait pas dadhérence entre elles, et quelles soient à labri de toute secousse. La même distance qui sépare le premier rang du second doit régner entre le second et le troisième. Au lieu den ajouter un quatrième, on fera mieux, dit-on, de sen tenir aux deux premiers. On pratique au milieu de chaque ruche de petits trous de droite et de gauche, pour que les abeilles puissent entrer et sortir; et on y pose un couvercle quon peut lever à volonté, lorsquon veut en retirer le miel. Les ruches en écorces sont les meilleures. Celles en terre cuite sont les moins bonnes, parce quelles sont plus accessibles au froid en hiver et à la chaleur en été. Le mellarius, cest-à-dire celui qui est chargé du soin des ruches, doit les visiter trois fois par mois, au printemps et en été, y pratiquer de légères fumigations, les purger dimmondices, et en chasser les vermisseaux. Il veillera soigneusement à ce quil ny ait pas plusieurs rois dans une même ruche; car cette pluralité cause des séditions, et le travail languit. Selon quelques auteurs, les chefs sont de trois couleurs, noire, rouge et mélangée; Ménécrate nen admet que deux, le noir et le mélangé. Comme le mélangé est sous tous les rapports préférable au noir, il faut que le mellarius tue celui-ci toutes les fois quil se rencontre avec lautre dans une même ruche. Cette royauté double, source de factions, est la perte dune ruche; car il en résulte lexpulsion ou lémigration dune partie des abeilles, lorsquun prétendant triomphe ou se voit chassé. Parmi les abeilles, on regarde comme les meilleures celles qui sont petites, rondes et bigarrées. Le bourdon (fur) quon appelle aussi fucus est noir, et large de ventre. Il y a une autre espèce dabeille qui ressemble à la guêpe; elle ne sassocie point aux travaux des abeilles ordinaires, et leur nuit au contraire par ses morsures; aussi celles-ci lexpulsent-elles toujours de leur communauté. Il faut distinguer les abeilles sauvages des abeilles privées. Les premières séjournent dans les bois et les lieux incultes, les autres dans les champs cultivés. Les abeilles sauvages sont velues et petites, mais plus laborieuses que les abeilles privées. En achetant de ces insectes, on doit sassurer sils ne sont point malades. Cest un signe de bonne santé lorsque les essaims sont denses, les mouches luisantes, et quil y a dans leur travail précision et netteté. Cest un signe de maladie lorsque les abeilles sont velues, hérissées, poudreuses, à moins toutefois quelles ne soient alors pressées de travail, ce qui peut leur donner cette apparence négligée et malingre. Quand on juge à propos de transférer les ruches, il faut mettre une grande circonspection dans le choix du lieu et du moment. Pour le moment, le printemps est préférable à lhiver car dans la saison froide les abeilles ont peine à shabituer aux changements de demeure, et sont disposées à déserter. Cest ce qui arrive certainement, si dun lieu qui leur convient vous les transportez dans un autre moins propice à leur pâture.
Le changement de ruche sans changement de place exige encore certaines précautions. On frotte par exemple les nouvelles ruches de mélisse, ce qui est pour les abeilles un grand appât, et dans chacune on place près de louverture quelques rayons de miel; cette provision toute faite leur donne le change sur leur translation. La nourriture quelles trouvent au commencement du printemps, dans les fleurs damandier et de cornouiller, les rend presque toujours malades: on les guérit avec de lurine. On appelle propolis la matière dont se servent les abeilles, surtout en été, pour boucher louverture de leur ruche. Cest la même substance que les médecins emploient pour les emplâtres. Aussi se vend-elle dans la rue Sacrée plus cher que le miel même. On appelle érithace celle qui colle les rayons ensemble, et qui est essentiellement distincte du miel et du propolis; on lui suppose une vertu attractive. Quand on veut, par exemple, quun essaim se fixe sur une branche darbre ou ailleurs, on na quà frotter la place avec de lérithace mêlée de mélisse. Les rayons sont un composé de cire, à plusieurs compartiments, dont chacun a autant de côtés que la nature a donné de pattes à labeille, cest-à-dire six.
Ce nest pas indistinctement de toutes plantes que les abeilles recueillent de quoi composer ces quatre différentes substances, propolis, érithace, rayon et miel. Telle ne fournit, comme la grenade et lasperge, que la nourriture; ou, comme lolivier, que la cire; ou, comme le figuier, que du miel, lequel est assez médiocre. Telle autre, comme les fèves, la mélisse, la courge et le chou, contiennent deux éléments, nourriture et cire; ou, comme le pommier et le poirier sauvages, miel et nourriture; ou, comme le pavot, cire et miel. Dautres enfin réunissent les trois principes élémentaires, de la cire, du miel et de la nourriture, comme lamandier et le chou sauvage. Il y a aussi un grand nombre de fleurs sur lesquelles elles recueillent tantôt une seule, tantôt plusieurs de ces substances. On doit établir une distinction entre les plantes dont elles font un miel liquide, comme la bruyère, et celles dont elles font un miel épais, comme le romarin. Le miel du figuier est insipide; le miel du cytise vaut mieux; mais le meilleur de tous provient du thym. Comme elles ne se désaltèrent que dans leau la plus pure, il faut quelles trouvent dans le voisinage de leurs ruches un petit courant ou un réservoir, où leau nait pas plus de deux ou trois doigts de profondeur. On y jettera de petits cailloux ou des briques, formant au-dessus de leau des points où les abeilles puissent se poser pour boire. On doit veiller avec soin à ce que leau soit toujours très claire, ce qui influe singulièrement sur la qualité du miel. Comme lessaim ne peut sortir par tous les temps pour butiner, il faut quil trouve dans ce cas la nourriture tout à portée, de peur que, réduites à ne vivre que de leur miel, les abeilles ne mettent à sec la ruche. A cet effet on fait bouillir dans six congii deau dix livres de figues; et de la pâte qui en résulte on pétrit des espèces de gâteaux quon place auprès des ruches. Certaines personnes y mettent aussi de petits vases remplis deau emmiellée, sur chacun desquels surnage un morceau de laine de la plus grande propreté: par ce moyen les abeilles peuvent en quelque sorte sucer leau, et ne risquent ni den trop boire ni de se noyer. Il doit y avoir un vase pour chaque ruche, et on les remplit à mesure quils se vident. Dautres broient dans un mortier des raisins secs et des figues, et versent du vin réduit aux deux tiers par la cuisson. Du résidu ils font ensuite de petits pâtés quils jettent non loin des ruches, de façon que les abeilles les trouvent sur leur passage dans leurs excursions au dehors. Quand une émigration se prépare (ce qui arrive quand un grand nombre de naissances étant venues à bien, les anciennes de la ruche veulent envoyer la génération nouvelle en colonie, ainsi que les Sabins par laccroissement de leur population furent souvent obligés de le faire), cette résolution sannonce par deux signes précurseurs. Dabord, quelques jours avant, on voit surtout le soir, près de louverture de la ruche, des groupes dabeilles accrochées les unes aux autres par pelotons, et formant comme autant de grappes; ou bien encore, sur le point de senvoler, et quand a déjà commencé le mouvement de retraite, elles font entendre une rumeur extraordinaire, comme dune armée qui lève le camp. Les plus promptes voltigent autour de la ruche, attendant que les autres, qui ne se sont pas encore rassemblées, les rejoignent. Quand le mellarius aperçoit ce symptôme, il na quà jeter sur les abeilles de la poussière, et à frapper en même temps sur quelque instrument de cuivre, pour répandre leffroi parmi elles. Il pourra ensuite les conduire où bon lui semblera, en ayant soin de placer aux lieux de leur destination nouvelle une branche darbre ou tout autre objet frotté dérithace, de mélisse, et enfin de tout ce qui attire les abeilles. Quand il a réussi à les arrêter, il y place une ruche frottée intérieurement des mêmes substances, et, entourant les abeilles dune légère fumigation, il les oblige à y entrer. Une fois quelle y a pris pied, la nouvelle colonie y fixe si bien son domicile, quen vain lon rapprocherait delle la ruche quelle vient de quitter, cest la nouvelle quelle préfère. Voilà tout ce que je crois avoir à dire de léducation des abeilles. Passons au but principal de leur entretien, qui est le profit quon en retire. On enlève les rayons lorsque les ruches sont pleines. Les abeilles font elles-mêmes connaître ce moment. On a lieu de présumer quil est venu lorsquon entend un bourdonnement dans les ruches, et quon voit les abeilles se trémousser en entrant et en sortant; ou bien encore lorsquen ôtant le couvercle, on voit les cellules couvertes comme dune pellicule de miel, signe quelles sont entièrement remplies. Il y en a qui prétendent quen enlevant le miel on doit en laisser dans la ruche la dixième partie, et que si lon enlève tout, les abeilles désertent. Quelques-uns même en laissent davantage. Il en est des abeilles comme des terres: on augmente le rapport dun champ en le laissant se reposer de temps à autre; on augmente celui des abeilles, et en même temps on les attache davantage à leur ruche, en y laissant la totalité ou du moins la plus grande partie du miel. On enlève les rayons pour la première fois au lever des Pléiades; pour la seconde fois, à la fin de lété, avant que lArcture soit entièrement levée; et pour la troisième, après le coucher des Pléiades. A cette dernière époque on ne doit jamais ôter plus du tiers du miel, quand même la ruche serait pleine; les deux autres tiers y resteront comme provision dhiver. Quand la ruche nest que médiocrement fournie, la levée du miel ne doit se faire ni dun seul coup, ni en présence des abeilles, afin de ne pas les décourager. Si dans les rayons quon enlève, il se trouve une portion qui soit vide de miel ou tant soit peu endommagée, il faudra la retrancher avec le couteau. Il faut veiller avec soin à ce que parmi les abeilles les plus fortes noppriment pas les plus faibles, ce qui amènerait une diminution notable dans le rapport des ruches. On choisit en conséquence les moins vigoureuses, pour les soumettre à un autre roi. Lorsquon saperçoit quelles se battent souvent entre elles, il faut les asperger avec de leau mêlée de miel: aussitôt tout cesse, et les combattants se pressent les uns contre les autres pour sucer le liquide. Leffet de ce moyen est encore plus sensible quand, au lieu deau, cest du vin mêlé de miel que vous répandez sur les abeilles. Attirées alors par lodeur du vin, elles se recherchent avec plus dempressement, et senivrent en le suçant. Quand les abeilles se montrent paresseuses à sortir, et restent dans les ruches en trop grand nombre, il faut avoir recours aux fumigations, et placer dans leur voisinage quelques herbes odoriférantes, surtout de la mélisse et du thym. Les plus grands soins sont indispensables pour les empêcher de périr de lexcès du froid ou de la chaleur. Lorsquen butinant elles viennent à être surprises par une averse ou par un froid subit, ce qui est rare toutefois, et quabattues par les grosses gouttes deau, elles sont jetées à terre privées de force et de mouvement, il faut les ramasser, et les mettre, dans un vase quon placera dans un lieu couvert où règne une chaleur douce, et les y tenir jusquà ce que le temps soit bien assuré. On répand alors sur elles de la cendre de bois de figuier, chaude plutôt que tiède; puis on secoue légèrement le vase, sans toucher les abeilles, et on lexpose au soleil. Lorsquelles sentent la chaleur, elles se remettent et reprennent vie, comme des mouches qui ont été submergées. Il faut leur appliquer ce traitement non loin des ruches, pour quelles puissent y retourner dès quelles seront revenues à elles, et reprendre leur ouvrage avec une force nouvelle."