ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
 
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ABEILLE

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LES DANSES (1)

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 Expérience d'odométrie chez l'abeille domestique, effectuée dans un tunnel de laboratoire

(Srinivasan, 2000)

 

INTRODUCTION

 
"Sur toute l'étendue de ces murs perpendiculaires qui renferment un monde qui grandit, se transforme, tourne sur lui-même, change quatre ou cinq fois de vêtements et file son linceul dans l'ombre, battent des ailes et dansent des centaines d'ouvrières, pour entretenir la chaleur nécessaire et aussi pour une fin plus obscure, car leur danse a des trémoussements extraordinaires et méthodiques qui doivent répondre à quelque but qu'aucun observateur n'a, je crois, démêlé."

Maurice Maeterlinck
La Vie des Abeilles (Les jeunes reines)
1901


Parmi les invertébrés, seule l'abeille mellifère possède la faculté de danser pour donner à ses congénères différentes informations sur les sources de nourriture. Les danses ont semble-t-il évolué dans le temps de l'évolution des abeilles, du simple vers le complexe. Témoin de la période la plus archaïque pour les Apidés, Apis florea est la race la plus ancienne des abeilles (environ 10 millions d'années) et elle pratique encore une danse simple, exécutée à l'extérieur du nid, sur un plan horizontal, indiquant simplement la direction de la nourriture, quand Apis mellifera pratique des danses complexes, dans l'obscurité du nid, qui plus est sur un plan vertical* que les abeilles doivent transposer mentalement au plan horizontal. Certains chercheurs pensent, à ce sujet, que l'obscurité du nid a joué un rôle prépondérant dans la formation des danses, et au-delà, de la communication inter-individuelle des abeilles (Lehrer, 1994). Ajoutons que la tombée de la nuit n'empêche pas Apis florea de danser (Edrich 1981), la position du soleil continuant d'être enregistrée par les abeilles sous l'horizon (Fletcher, 1978a; Dyer, 1985). Le comportement d'autres espèces d'abeilles donnent à penser que les danses ont dû, chez les abeilles primitives, commencer par des "mouvements d'intention". Ainsi, la mélipone Trigona postica (Latreille, 1807), une abeille sans dard, bouscule d'autres abeilles, marche sur un rayon en secouant ses ailes avant d'entraîner d'autres abeilles à sa suite (elle aussi distribue aux suiveuses du nectar) sur un parcours qu'elle a auparavant balisé avec des marqueurs olfactifs, sécrétés par sa glande mandibulaire (Lindauer, 1961). D'autres mélipones utilisent une sorte de code à base de crépitements pour indiquer la distance (Esch, 1967). Des crépitements courts ou longs, se rapportent à de courtes ou longues distances. Après cette émission, la recruteuse s'envole en zig-zag sur un trajet qu'elle répète plusieurs fois (comme l'abeille domestique répète ses danses) avant de voler tout droit vers la source choisie.

* La plupart du temps. Mais les abeilles peuvent parfois danser sur un plan horizontal et à l'extérieur de la ruche, par exemple sur la planche d'envol.

Il ne semble pas que les auteurs antiques aient observé attentivement les danses des abeilles. Aristote, le premier, rapporte qu'une abeille ayant découvert une source de nourriture entraîne d'autres abeilles vers cette source, mais il n'évoque pas le phénomène de la danse, qui pour Maeterlinck, plus de quinze siècles plus tard, est encore un mystère (voir en exergue). Avant lui on peut citer l'exemple de l'Anglais John Evelyn (1655), qui a compris que l'information d'une nouvelle formation d'essaim était transmise par une danse particulière, mais cette observation ne semble pas avoir eu de véritable écho (voir Apiculture au XVIIe siècle et, pour les données scientifiques de ce phénomène, le chapitre sur L'essaimage).


 KARL VON FRISCH
Scène de danses frétillantes d'Apis mellifera dans une ruche
 

Karl von Frisch (20 novembre 1886 - 12 juin 1982) fut le premier à comprendre la signification des danses effectuées par les abeilles mellifères. Il observe ce phénomène dès 1919 et fait connaître sa découverte par un article en 1923, devenu célèbre. Ses cinquante ans de travaux sur les abeilles lui vaudront le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, partagé avec Konrad Lorenz (1903 - 1989) et Nikolaas Tinbergen (1907 - 1988).


Schémas décrivant les danses effectuées par les ouvrières d'Apis mellifera, danse en rond
(image 1ab) et danse frétillante (image 2ab).

1a-2a) Vie et moeurs des abeilles (Aus der Leben dem Bienen, 1927) , Karl von Frisch, éditions Albin Michel, 1955.
 
1b-2b) D'après Michener, 2000
  1a1b

  "Après s'être débarrassée de sa charge, la pourvoyeuse entame une sorte de ronde. Elle se met à trottiner à pas rapides sur le rayon, là où elle se trouve, en cercles étroits, changeant fréquemment les sens de sa rotation, décrivant de la sorte un ou deux arcs de cercle chaque fois, alternativement vers la gauche et vers la droite. Cette danse se déroule au milieu de la foule des abeilles, et est d'autant plus frappante et attrayante qu'elle est contagieuse. (…)"

K. V. Frisch.


2a

2b

 "Dans ce dernier cas, l'abeille court en ligne droite sur une certaine distance, décrit un demi-cercle pour retourner à son point de départ, court de nouveau en ligne droite, décrit un demi-cercle de l'autre côté et cela peut continuer du même endroit pendant plusieurs minutes. Ce qui distingue surtout cette danse de la ronde, ce sont de rapides oscillations de la pointe de l'abdomen, et elles sont toujours exécutées pendant le trajet en ligne droite (appelé pour cela trajet frétillant)."

K. V. Frisch.


Von Frisch décrypte donc pour la première fois la danse en rond (round dance en anglais) puis la danse frétillante de l'abeille (waggle ou tail-wagging dance), appelée aussi oscillante, ou danse en huit (figure eight-dance). Il pense tout d'abord que chaque danse fournit à la ruche l'information de sources différentes de nourriture, la danse en rond pour l'eau sucrée et la danse frétillante pour le pollen. Dès 1938, Henkel remet en cause la théorie de Frisch, que ce dernier expérimente en 1942 en confortant ses points de vues. L'erreur de Frisch était d'avoir étudié jusque-là ces danses dans le cadre géographique trop restreint d'un petit jardin de Munich. En 1943, la deuxième guerre mondiale le force à les étudier à la campagne, dans un cadre naturel, en Autriche (Brunnwinkel), et l'année d'après, il découvre que les deux danses ont un rapport avec la distance de la source de nectar, il donne alors raison à Henkel sur ce point, tout en lui donnant tort sur le fait de corréler les danses en rond avec l'abondance d'une récolte de nectar. Ce sujet sera repris par Martin Lindauer, en 1949, qui montrera qu'en cas d'abondance de nectar, les danses ne sont initiées que pour des sources florales aux taux de sucres élevés, les mêmes danses étant initiées pour des sources de faibles taux sucrés quand les sources sont peu abondantes. Signalons que la courbe de concentration de sucres est, en condition normale, progresse avec celle du nombre de butineuses recrutées (citons une expérience avec 10 ouvrières recrutées avec 0,5 mol/kg de sucre, contre 20 avec 2 mols). On sait aussi que plus la source de nourriture est abondante, plus la danse des abeilles est frénétique (Seeley et al. 2000; Waddington 2001).
 
Les premières expériences conduisent Frisch à penser que les danses en rond sont effectuées jusqu'à 50 m de la ruche, et au-delà, que les abeilles font toujours des danses frétillantes. Mais il apprendra plus tard (1967) que la danse en rond est exécutée jusqu'environ 15-25 m du nid (il y a une variabilité entre les espèces : voir image 3 et 6) et qu'entre 25 et 100 m environ, cette danse se complexifie progressivement pour se transformer en danse frétillante : on appelle danse en faucille (sickle dance) cette danse de transition :

3. De bas en haut : danse en rond, 3 danses intermédiaires, danse en huit. A gauche, danse moyenne de la plupart des espèces. A droite, danse particulière d'Apis carnica. Reproduit à partir de V. Frisch ( 1967a), dans The Biology of the Honey Bee, de Mark L. Winston.

Mais Frisch va au-delà, en découvrant aussi que par la danse frétillante, les abeilles dites recruteuses indiquent à la fois la direction et la distance de la source de nourriture (nectar ou pollen) ou d'eau (Park 1923c) et même de propolis (Meyer, 1954; Milum, 1955), en même temps qu'elles diffusent son odeur à leurs congénères :

"Pour faire part de leurs directives, les abeilles recourent à deux méthodes bien distinctes, selon qu'elles exécutent leur danse sur le rayon disposé verticalement dans la ruche - cas le plus fréquent -, ou sur une surface horizontale, par exemple sur la planchette d'envol. (…)
Nous nous souviendrons d'abord du rôle de boussole que joue le soleil. Si, pour voler de la ruche jusqu'au ravitaillement, l'ouvrière a le soleil sous un angle* de 40° à gauche et vers l'avant, elle observe ce même angle par rapport au soleil lorsqu'elle danse, et stipule ainsi directement le lieu de la récolte. Les abeilles qui suivent la danseuse enregistrent sa position par rapport su soleil pendant le parcours rectiligne de sa danse ; si elles adoptent, en quittant la ruche, une position semblable relativement à l'astre du jour, elles volent bien dans la direction de l'endroit intéressant…
 
À l'intérieur de la ruche, il fait sombre et le ciel est totalement invisible : en outre, les rayons sont disposés verticalement, ce qui contribue à exclure toute possibilité d'indication du genre de celle que nous venons de décrire. Dans de telles conditions, les abeilles utilisent leur seconde méthode, d'ailleurs très remarquable. Elles reproduisent par rapport à la verticale l'angle que faisait la direction du butin avec celle du soleil ; pour ce faire, elles recourent au code que voici : si le parcours rectiligne de la danse est orienté vers le haut, cela signifie que le butin se trouve dans la direction du soleil ; ce même parcours orienté vers le bas indique la direction opposée ; un angle de 60° à gauche en haut, toujours par rapport à la verticale, envoie les abeilles vers une récolte située à 60° à gauche du soleil, etc… Les indications perçues ainsi par rapport à la verticale, dans l'obscurité de la ruche et grâce à leur fine sensibilité, les ouvrières qui suivent la danseuse les reporteront plus tard dans l'espace en se servant du soleil comme repère. (…)"

extrait de : http://www.jpbu.fr/philo/notions/langage/Langage-abeilles_VonFrish_Benveniste.rtf.

* ou azimut, c'est à dire l'angle formé par le plan vertical passant par le soleil et le plan méridien, horizontal, formé par l'observateur). Rappelons que l'abeille connaît toujours la position du soleil quand il est caché, soit par polarisation soit par le rayonnement ultra-violet (nous avons déjà parlé de ces facultés dans les chapitres anatomiques).
 

4. Dessin illustrant les expériences de Frisch sur l'angle communiqué par la danse frétillante.
(La recherche, n° 310)

Les abeilles recruteuses indiquent en moyenne la position d'une source de nourriture à 9 ou 12 degrés près, mais elles rectifient l'information en répétant six à sept fois leurs danses d'affilée. Leurs suiveuses s'envoleraient alors du nid après avoir "calculé" une moyenne des sommes d'angles (Esch et Bastian, 1970), de là à prétendre que l'abeille domestique est un animal sachant opérer certains calculs, c'est un pas trop grand à franchir, alors que l'on pense de plus en plus parmi les chercheurs que les opérations complexes des abeilles seraient plutôt d'ordre procédural.
 

ODOMÉTRIE ou l'estimation de la distance parcourue.

Frisch découvre en 1965 que le nombre de tours effectués par la recruteuse frétillante est inversement proportionnel à la distance indiquée. "Montre en main, nous dit-il, on constate que si la source de nourriture se trouve à 100 mètres, l'abeille parcourt 9 à 10 fois en 15 secondes la partie rectiligne du circuit, pour 500 mètres environ 6 fois, pour 1000 mètres 4 à 5 fois, pour 5000 mètres 2 fois, et pour 10000 mètres à peine plus de 1 fois, toujours dans le même temps (fig 82)" (op.cité p. 154-155) :

 5

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Courbe décrivant les danses frétillantes effectuées par les ouvrières d'Apis mellifera, en abscisse la distance de la source, en ordonnée le nombre de tours par secondes (image 5) ou par minutes (image 6). La courbe dessinée par Frisch en 1965 (image 5) s'affinera plus tard selon les espèces d'abeilles mellifères (image 6, extraite de Biologie et physiologie animales, de Rüdiger Wehner, Walter Gehring, De Boeck Université, 23e édition de 1999). Les flèches indiquent la limite approximative, selon les espèces, entre les danses en rond et les danses intermédiaires, grosso modo de 15 à 75 m mais certaines expériences témoignent de danses intermédiaires dès 3 m de distance (Apis m. fasciata), 8 m pour Apis ligustica et 15 m pour Apis Carnica.
 

Cependant, pour une distance égale, V. Frisch remarque (1956) que dans certaines conditions (altitude, vent, charge élevée), l'abeille indique par sa danse une distance plus longue. Comme d'autres chercheurs après lui, il concentra ses efforts pour démontrer que l'abeille n'indiquait pas tant la distance que le temps de vol (plus long contre le vent, par exemple), ou encore, l'énergie dépensée (Heran et Wanke, 1952 : expérience négative; Heran, 1956; Otto, 1959; Frisch, 1967; Neese, 1988; Goller and Esch, 1990) pour atteindre la source (plus importante pour passer au-dessus d'une montagne ou chargée de pollen, par exemple, ou de nouveau, le vent). Les vingt dernières années de recherches sur le sujet nous ont appris que la solution est ailleurs, principalement dans la perception visuelle de l'abeille, celle du défilement du paysage qu'elle traverse, très particulier dans le traitement du flux optique et des couleurs par l'abeille, nous l'analyserons plus loin. Signalons que l'hypothèse du flux optique avait été même été considérée par Frisch (1967a), qui l'avait rejeté : "Que l'estimation de la distance par l'abeille n'est pas déterminée par l'examen optique que la surface au-dessous d'elle est confirmé par une autre observation..."
 
 
 

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