DE
L'ÉCONOMIE RURALE
LIVRE IX.
AVANT-PROPOS.
[1] Je passe maintenant à l'entretien
des bêtes fauves et à l'éducation des abeilles,
que j'appellerais avec raison, Publius Silvinus, les élèves
des métairies, puisque anciennement c'était la
coutume de placer près de la ferme, et souvent attenant
au logis des maîtres, des parcs pour les lièvres,
les chevreuils et autres bêtes semblables, afin que la
vue de la chasse qu'on faisait dans ces enclos récréât
l'oeil du propriétaire, et afin qu'il pût, quand
il en avait besoin pour sa table, y puiser comme dans un garde-manger.
[2] De notre temps encore, les abeilles
trouvaient une retraite soit dans des loges taillées en
plein mur, soit sous des galeries couvertes, soit dans des vergers.
Ainsi, après avoir rendu raison du titre que nous donnons
à ce traité, nous allons entrer dans des détails
sur chacun des objets que nous nous sommes proposé de
traiter.
De l'établissement des parcs,
et des bêtes fauves qu'on doit y renfermer.
I. [1] Les bêtes fauves, telles
que les chevreuils, les daims, les oryx, les cerfs et les sangliers,
n'ajoutent pas moins à la magnificence et aux plaisirs
du maître qu'aux produits et aux revenus. Ceux qui désirent
se donner la récréation de la chasse dans un enclos,
se bornent à un terrain voisin de leur habitation; ils
en font un parc qu'ils protégent par une clôture,
et ils donnent régulièrement à la main de
la nourriture et de l'eau; mais ceux qui ont en vue le produit
et le revenu, n'hésitent pas, s'ils ont des bois à
proximité de leur maison (car il importe qu'ils ne soient
pas éloignés de l'oeil du maître, à
les destiner aux animaux dont nous venons de parler.
[2] Là, s'il ne s'y trouve pas
d'eau naturellement, ils dirigent un ruisseau, ou bien ils forment
des mares, dont le fond est recouvert de mortier de Signia, destinées
à recevoir les eaux pluviales. Chacun, selon ses moyens,
réserve un bois plus ou moins grand pour cet objet, et,
si les prix de la pierre et de la main d'oeuvre le permettent,
il l'entoure d'une muraille à ciment et à chaux,
sinon de brique crue liée par un mortier d'argile.
[3] Quand le père de famille
ne peut faire ni l'une ni l'autre de ces dépenses, il
se contente d'une clôture de vacerres : c'est ainsi qu'on
appelle une espèce de barrière qui se fait de chêne
rouvre, de chêne commun ou de bois de liége : car
on a rarement de l'olivier pour cet objet. Enfin on choisit pour
cet usage, d'après les ressources du pays, l'espèce
de bois la plus capable de résister à l'injure
des pluies. Soit qu'on emploie des troncs entiers, soit qu'on
les fende en autant de parties que leur grosseur l'exige, on
y pratique plusieurs trous sur le côté, et on fiche
en terre perpendiculairement ces pièces de bois à
des intervalles égaux tout autour du parc; puis, dans
les mortaises de côté, on fait entrer des traverses
qui barrent le passage aux bêtes fauves.
[4] Il suffit de licher les vacerres
à huit pieds de distance les unes des autres, en ayant
soin de tenir le treillage transversal assez serré pour
ne pas offrir d'espace assez grand pour laisser aux animaux le
moyen de fuir.
De cette manière on peut enclore même de très
grandes étendues de terrain et des chaînes de montagnes,
comme on le fait dans les Gaules, et dans quelques autres provinces
où de vastes lieux incultes le permettent : ce qui est
d'autant plus facile, que là se trouvent en abondance
des matériaux pour construire des vacerres, et que toutes
les autres conditions nécessaires à ces sortes
d'établissements s'y rencontrent à souhait : en
effet, outre que les fontaines y sont nombreuses, ce qui est
très salutaire aux animaux,
[5] le sol leur fournit spontanément
une copieuse pâture. On choisit surtout des bocages dont
la terre est couverte de gazon et les chênes de fruits
: car, s'ils ont besoin d'herbes, le gland ne leur est pas moins
nécessaire. Aussi prise-t-on au plus haut degré
les bois abondamment fertiles en glands de chêne, d'yeuse
et de cerrus. en arbouses et autres fruits sauvages que nous
avons énumérés avec soin quand nous avons
parlé des hôtes de la basse-cour. En effet, pour
les animaux sauvages, comme pour les animaux domestiques, la
nourriture est à peu près la même.
[6] Toutefois un père de famille
diligent ne doit pas se contenter des aliments que la terre produit
naturellement : dans les temps de l'année où les
bois ne fournissent rien à manger, il viendra au secours
de ses prisonniers au moyen de provisions mises en réserve,
et leur donnera de l'orge, de la farine d'adoréum, des
fèves, souvent du marc de raisin, et tout ce qu'on peut
se procurer au plus bas prix. Pour que les bêtes fauves
comprennent que ces aliments leur sont destinés, il sera
bon de lâcher dans le parc un ou cieux de ces animaux qui
auront été apprivoisés à la ferme,
et qui, parcourant avec elles tout l'enclos, conduiront celles
qui hésiteraient vers la nourriture qui leur est offerte.
[7] Non seulement il est utile de suivre
cette méthode pendant la disette de l'hiver, mais encore
au moment du part, afin que les femelles puissent mieux nourrir
leurs petits. C'est pourquoi le garde du parc doit fréquemment
s'assurer s'il s'y trouve des femelles qui viennent de mettre
bas, afin de les sustenter au moyen de grains qu'il leur distribuera.
On ne laissera vieillir au delà de quatre ans ni l'oryx,
ni le sanglier, ni les autres bêtes fauves : car, si elles
grossissent jusqu'à cette époque, elles maigrissent
ensuite en prenant de l'âge. C'est pourquoi il faut les
vendre tandis que la jeunesse conserve à leur corps toute
sa beauté.
[8] Quant au cerf, il peut être
gardé un plus grand nombre d'années : car, doué
d'une longévité considérable, il reste longtemps
jeune.
Pour les animaux de moindre taille, tels que le lièvre,
nous conseillons de semer pour eux, de distance en distance,
dans les parcs murés, de petites planches de dragée
et de légumes, tels que de la chicorée sauvage
et de la laitue. On tirera en outre du grenier le pois chiche
de Carthage, ou celui du pays, de l'orge et de la cicérole,
et on les leur donnera macérés dans de l'eau de
pluie: car à sec ils auraient peu d'attrait pour les levrauts.
[9] Je n'ai pas besoin de le dire,
on comprendra sans peine que ce n'est pas de ces animaux ou d'autres
semblables qu'on peut peupler les parcs qui ne sont clos que
de vacerres, parce que, grâce à la petitesse de
leur corps, ils peuvent facilement se glisser à travers
le treillage, et qu'y trouvant des issues libres, ils ne tardent
pas à s'enfuir.
Des abeilles.
II. [1] Je passe maintenant aux soins
qu'exigent les ruches à miel; mais sur ce sujet on ne
saurait être plus exact qu'Hygin, plus gracieux que Virgile,
plus élégant que Celse. En effet, Hygin a réuni
avec art les préceptes des anciens auteurs dispersés
dans des monuments peu connus; Virgile les a embellis des fleurs
de la poésie; Celse a tenu un juste milieu entre l'un
et l'autre.
[2] Aussi n'aurais-je pas même
essayé de traiter cette matière, si, pour être
complet, le travail que j'ai entrepris n'eût réclamé
cette partie aussi, et si je n'eusse craint que l'ensemble de
mon ouvrage ne parût, en quelque sorte, par l'effet de
ce retranchement, semblable à un corps privé de
l'un de ses membres, et par conséquent imparfait. Au surplus,
je serais disposé, plutôt que de les croire, à
considérer comme des licences poétiques les traditions
fabuleuses sur l'origine des abeilles, qu'Hygin a cru devoir
répéter.
[3] En effet, il est indigne d'un homme
des champs de rechercher s'il a existé une femme de la
plus grande beauté, Mélisse, que Jupiter métamorphosa
en abeille, ou bien si, comme le dit le poète Evhémère,
les abeilles, filles des frelons et du soleil, élevées
par les nymphes Phryxonides, devinrent, dans une grotte de la
Crète, les nourrices de Jupiter, qui, pour les récompenser,
leur attribua pour aliment le miel dont elles avaient nourri
son enfance. Quoique ces fictions ne soient pas déplacées
chez un poète, Virgile n'a fait que les effleurer, et
seulement dans un vers, quand il a dit :
Dans une grotte de Crète, elles nourrirent le roi du ciel.
[4] Il n'appartient pas plus aux agriculteurs
de savoir quand et où sont nées les abeilles :
soit en Thessalie, sous Aristée; soit dans l'île
de Zéa, comme le dit Evhémère; soit sur
le mont Hymette, du temps d'Erichthon, suivant Euthronius; soit
en Crète, à l'époque de Saturne, ainsi que
le rapporte Nicandre : non plus que de savoir si ces insectes
se propagent par l'accouplement, comme nous le voyons chez les
autres animaux, ou si c'est sur les fleurs qu'elles recrutent
leur postérité, comme l'assure notre Virgile; ni
si elles dégorgent la liqueur du miel, ou si elles la
rendent autrement.
[5] La recherche de ces secrets, et
d'autres semblables, intéresse plus particulièrement
les naturalistes que les gens de la campagne; ils plaisent aussi
plus à ceux qui cultivent les lettres et qui ont du loisir
à donner à la lecture, qu'aux agriculteurs, qui
sont fort occupés, et auxquels ils ne seraient d'aucune
utilité ni dans leur travail, ni dans leurs affaires domestiques.
Combien il y a d'espèces d'abeilles,
et quelle est la meilleure.
III. [1] Revenons donc à ce
qui convient le mieux à ceux qui élèvent
des abeilles. Aristote, le fondateur de la secte des péripatéticiens,
démontre, dans les livres qu'il a écrits sur les
animaux, qu'il existe plusieurs espèces d'abeilles ou
d'essaims : les unes, grosses et ramassées, noires et
velues; les autres, plus petites, uniformément arrondies,
de couleur brune, et couvertes d'un poil hérissé;
[2] d'autres, plus petites que les
précédentes et moins rondes, mais grasses et larges,
et présentant la teinte du miel; d'autres enfin très
petites, grêles, ayant le ventre pointu, à peu près
dorées et sveltes. C'est d'après cette autorité
que Virgile donne la préférence aux abeilles qui
sont petites, oblongues, sveltes, dépourvues de poil,
« Brillantes d'or, présentant un corps diapré
de taches uniformes, »
et douées d'un caractère paisible. En effet, plus
l'abeille est grande et ronde, plus elle est méchante;
et dès qu'elle est cruelle, elle l'est à l'excès.
[3] Cependant l'irascibilité
de celles de bonne espèce se calme facilement par les
visites fréquentes de ceux qui prennent soin des ruches.
En effet, plus on s'occupe d'elles souvent, plus vite elles s'adoucissent.
Si elles sont gouvernées sans négligence, on peut
les conserver dix années; mais, quelqu'attention qu'on
prenne à remplacer, tous les ans, par de jeunes abeilles
celles qui ont péri, aucun essaim ne saurait être
conservé au delà de ce terme : car vers la dixième
année toute la peuplade d'une ruche se trouve entièrement
éteinte.
[4] Pour que cet accident n'arrive
pas dans la totalité du nicher, il faut toujours propager
les abeilles, et ne pas négliger de recueillir les nouveaux
essaims qui ont quitté la ruche, et d'augmenter ainsi
le nombre des colonies : car souvent il en meurt par des maladies,
dont nous indiquerons les remèdes en leur lieu.
Quels pâturages conviennent aux
abeilles; situation de ces pâturages.
IV. [1] Après avoir choisi les
abeilles conformément aux indices que nous avons fait
connaître, on doit leur assigner des pâturages, en
lieu solitaire, et, comme le prescrit notre Virgile, loin des
bestiaux, dans une belle exposition au soleil, et à l'abri
des tempêtes,
« Où les vents n'aient nul accès : car les
vents les empêchent de transporter leur butin jusqu'à
la ruche; où les moutons et les chevreaux pétulants
ne sautent pas sur les fleurs; où la génisse vagabonde
ne disperse pas la rosée du champ et ne foule point aux
pieds les herbes naissantes. »
[2] La contrée doit en outre
produire un grand nombre de petites plantes, surtout du thym,
de l'origan, de la sarriette ou de notre cunile (sarriette du
pays), que les paysans nomment satureia. Elle doit aussi offrir
quantité de plantes plus élevées, telles
que le romarin, les deux espèces de cytise, c'est-à-dire
la cultivée et celle qui vient spontanément, le
pin toujours vert et la petite yeuse : car la grande s'étend
trop pour avoir l'approbation de personne. Le lierre, non plus,
n'est pas à dédaigner, non en raison de sa bonté,
mais parce qu'il fournit beaucoup de miel.
[3] Quant aux arbres, les plus recommandés
sont le jujubier, tant le rouge que le blanc, l'amarantus, les
amandiers, les pêchers, les poiriers, enfin, pour ne pas
les nommer tous en particulier, la plupart des arbres fruitiers.
Parmi les arbres sauvages se distinguent avec avantage le chêne
rouvre qui produit le gland, le térébinthe, le
lentisque qui n'en diffère guère, et le cèdre
odorant. Entre tous, les tilleuls seuls sont nuisibles; les ifs
doivent être rejetés.
[4] En outre il existe mille plantes
qui, croissant ou sur le gazon sans culture, ou sur les champs
labourés, produisent les fleurs les plus agréables
aux abeilles : telles sont, dans les terrains, arrosés
les rameaux de Pantelle, les tiges de l'acanthe, celles de l'asphodèle,
et le narcisse dont les feuilles figurent un petit glaive. Les
plates-bandes du jardin doivent voir fleurir les lis blancs,
les giroflées qui ne leur cèdent point en beauté,
les rosiers de Carthage, les violettes jaunes et pourpres et
la jacinthe chère au dieu du jour ; et la terre doit y
recevoir les bulbes du safran, soit de Coryce, soit de Sicile,
lequel donne au miel de la couleur et de l'odeur.
[5] Il naît aussi dans les champs
cultivés ainsi que dans les pâturages une innombrable
quantité de plantes moins estimées, qui fournissent
en abondance la cire propre à construire les rayons :
tels sont le chou sauvage qu'on trouve partout, le grand raifort
qui n'est pas plus précieux, et quelques herbes potagères,
comme le rapistrum, les fleurs de la chicorée sauvage,
du pavot noir, le panais sauvage, ainsi que celui que l'on cultive
et que les Grecs appellent σταφυλῖνον.
[6] Mais, parmi toutes les plantes
que j'ai proposées et celles que j'ai omises pour ménager
le temps (car on n'en saurait compter le nombre), le thym est
celle qui produit le miel le plus savoureux. Après le
thym viennent immédiatement la sarriette, le serpolet
et l'origan. Au troisième rang, mais distingués
encore, se placent le romarin, la cunile indigène, qui,
comme je l'ai dit, porte le nom de satureia. Le miel aura une
médiocre saveur, s'il est recueilli sur les fleurs de
l'amarantus, du jujubier et des autres plantes dont nous avons
parlé.
[7] On regarde comme de la plus mauvaise
qualité le miel des bois, parce qu'il provient du genêt
et de l'arbousier; puis celui des fermes, qui est recueilli sur
les plantes potagères et les herbes pourries de fumier.
Après avoir fait connaître l'emplacement des pâturages
propres aux abeilles et les plantes où elles peuvent butiner,
je vais traiter de leur asile et de l'habitation des essaims.
De l'emplacement à donner aux
ruches.
- V. [1] Les ruches doivent être
placées de manière à recevoir le soleil
durant l'hiver seulement, loin du tumulte et des lieux fréquentés
pal' les hommes et les bestiaux, sur un point qui ne soit ni
chaud ni froid : car ces deux températures sont contraires
à l'abeille. On choisira le fond d'une vallée,
afin que l'insecte, lorsqu'il sort à vide pour aller à
la pâture, vole facilement vers les lieux élevés,
et qu'il en descende sans peine avec la charge quand il y a pris
les matériaux de son travail. Si ces convenances se rencontrent
dans la ferme, il n'y a pas à hésiter pour y placer
attenant aux bâtiments mêmes le rucher* entouré de maçonnerie, mais dans
un endroit qui ne soit point infecté par la mauvaise odeur
qu'exhalent les latrines, les fumiers et les bains.
- *rucher : apiarium, alvearium, mellarium,
en latin ; megittotropheion, melittônê en
grec (NDE)
[2] Toutefois s'il
n'est pas possible de trouver une meilleure position, il faudra
bien, pourvu qu'il n'y ait pas de plus graves inconvénients,
s'en contenter, parce qu'il importe surtout que le rucher soit
sous l'oeil du maître. Si pourtant tout s'oppose à
ce que cette dernière disposition puisse être observée,
il faut au moins établir les ruchers dans une vallée
voisine, où sans fatigue le propriétaire puisse
descendre fréquemment : comme l'entretien des abeilles
demande une très grande fidélité, et que
cette qualité est infiniment rare, l'intervention du maître
fera qu'elles seront moins négligées. Si les abeilles
souffrent beaucoup de l'improbité du gardien, la malpropreté
qui résulte de sa négligence ne leur est pas moins
nuisible : on doit, en effet, détester autant la saleté
que la fraude.
[3] Au reste, en quelque lieu que le
rucher soit établi, il ne doit pas être entouré
d'un mur trop élevé. Si la crainte des voleurs
engage à lui donner une grande hauteur, on ouvrira, à
trois pieds au-dessus du sol, un rang de petites fenêtres
par lesquelles les abeilles puissent passer. Dans une chaumière
qui y sera attenante, demeurera le gardien et sera déposé
le matériel nécessaire à ce genre d'exploitation,
qui devra surtout comprendre une grande quantité de ruches
toutes prêtes à recevoir les nouveaux essaims, des
herbes médicinales et tout ce dont on peut avoir besoin
lorsque les abeilles sont malades.
[4] « Qu'un palmier on un vaste
olivier sauvage protége de son ombre l'entrée de
leur demeure, afin que, au retour du printemps, saison qui leur
est particulièrement favorable, quand les nouveaux rois
sortiront à la tête de leurs essaims, et que cette
vive jeunesse s'ébattra hors de la ruche, la rive voisine
leur offre un abri contre l'ardeur du soleil et l'arbre un repos
sous son feuillage hospitalier. »
[5] On y conduira, s'il est possible,
une source qui donne un cours d'eau qui ne tarisse jamais, si
non, on construira un canal artificiel, parce que l'on ne saurait
sans eau obtenir ni rayons, ni miel, ni essaims. Soit donc qu'on
fournisse aux abeilles un ruisseau, comme je viens de le dire,
soit de l'eau de puits dans un canal, on y disposera des amas
de branchages ou des pierres,
« Pour qu'elles puissent se réfugier sur ces sortes
de ponts multipliés, et y étendre leurs ailes aux
rayons d'un soleil d'été, si la pluie les a surprises
ou dispersées, ou si le vent les a précipitées
dans l'onde. »
[6] On doit planter autour du rucher
des arbustes susceptibles d'un faible accroissement, mais propres
surtout à entretenir la santé des abeilles : tels
sont le cytise, la casse, le pin et le romarin, qui leur servent
de remèdes dans leurs maladies; aussi bien que des buissons
de sarriette et de thym, de la violette, et tout ce que la nature
du sol permettra d'y joindre d'utile. Non seulement on écartera
d'elles tout végétal à odeur forte et rebutante,
mais on les préservera encore de certaines exhalaisons,
telles que celles qui résultent des écrevisses
brûlées et de la fange des marais. On n'évitera
pas avec moins de soin les rochers creux, et ces vallées
sonores que les Grecs appellent échos.
Des ruches qui méritent la préférence.
VI. [1] Après avoir convenablement
disposé l'endroit où l'on peut placer des abeilles,
il faut construire les ruches d'après les ressources du
pays. S'il produit beaucoup de lièges, leur écorce
nous fournira, sans nul doute, les ruches les plus convenables,
parce qu'elle laisse moins pénétrer le froid de
l'hiver et la chaleur de l'été. Si la férule
est abondante, comme elle est d'une nature semblable à
celle des écorces, on l'emploiera aussi avantageusement
pour l'objet qui nous occupe. Dans le cas où l'on n'aurait
ni l'une ni l'autre de ces matières, on ferait les ruches
d'osier entrelacé. A défaut de tous ces végétaux,
on emploiera des pièces de bois creusées ou des
planches.
[2] Les ruches de terre cuite sont,
de toutes, celles qu'on doit le moins employer, parce que les
chaleurs de l'été les rendent brûlantes,
et les froids de l'hiver glacées.
Il y a encore deux espèces de ruches, qui sont faites
ou de bouse ou de briques (ex lateribus, NDE). C'est avec
raison que Celse blâme les premières parce qu'elles
sont trop sujettes au feu; et, bien qu'il approuve les secondes,
il n'en dissimule pas le principal inconvénient, qui est
de ne pouvoir supporter le transport quand le cas l'exige :
[3] aussi je ne pense pas comme lui
que, malgré cet inconvénient, on doive faire usage
de ces dernières. En effet, il n'est pas seulement contre
l'intérêt du maître de posséder des
ruches immobiles, quand il veut les vendre ou les transporter
(considérations, il est vrai, qui n'intéressent
que le père de famille); mais, ce qui doit être
fait pour l'utilité des abeilles mêmes, si elles
sont malades, si elles ne produisent pas, si elles ne trouvent
point de pâture, c'est de pouvoir les envoyer dans une
autre contrée : ce qu'oit ne peut faire quand elles sont
établies dans des ruches immobiles. Il faut donc surtout
éviter cet inconvénient. aussi, malgré le
respect que m'inspire l'autorité d'un homme aussi savant,
n'ai-je pas caché mon opinion, toute vanité mise
de côté. Effectivement, le principal motif qui touche
Celse, le danger du feu et des voleurs, peut être évité
en entourant les ruches d'un ouvrage en briques, propre à
les protéger contre la rapine du voleur et la violence
des flammes; ce qui n'empêche pas le déplacement,
s'il devient nécessaire, puisque, dans ce cas, il suffit
de démolir cette sorte d'enceinte.
Comment on doit placer les ruches.
VII. [1] Mais comme un grand nombre
de personnes trouvent de la difficulté dans l'établissement
d'un rucher, quelles que soient les ruches qu'on choisira, il
sera indispensable de construire, sur toute la longueur de cette
enceinte, un petit mur en pierres haut et large de trois pieds,
et revêtu d'un enduit uni, afin que les lézards,
les serpents ou autres animaux nuisibles ne puissent y monter.
[2] C'est sur cet appui qu'on placera,
soit les ruches en briques recommandées par Celse, soit,
comme nous le préférons, les ruches entourées
d'une maçonnerie, excepté par derrière;
soit, comme le font presque tous ceux qui s'occupent des abeilles
avec quelque soin, un rang de ruches assujetties entre elles
par de petites briques ou par du ciment, de façon que
chacune d'elles soit renfermée entre deux cloisons étroites,
et que leur face et leur derrière soient libres. En effet,
il faut pouvoir ouvrir quelquefois par devant, où est
l'entrée des abeilles, et plus souvent par derrière,
puisque c'est par là qu'on soigne les essaims.
[3] Si les ruches ne sont point séparées
entre elles par des cloisons, on les établira de manière
à laisser un léger intervalle de l'une à
l'autre, afin que, lors des visites qu'on en fait, celle que
l'on touche n'ébranle pas celle qui lui serait adhérente,
et n'écrase pas les abeilles voisines, qui redoutent toute
secousse comme devant causer la ruine de leurs fragiles ouvrages
de cire. Il ne faut pas établir plus de trois étages
de ruches, car, ainsi superposées, le gardien ne peut
déjà visiter commodément celles du dessus.
[4] Les ouvertures qui servent de portes
d'entrée aux abeilles seront inclinées d'arrière
en avant, afin que l'eau des pluies n'y entre pas, et que, si
elle y a pénétré, elle n'y séjourne
pas et trouve une pente pour s'écouler. C'est pourquoi
il est à propos de placer le rucher dans des galeries
couvertes, ou du moins de le couvrir de branchages enduits de
mortier carthaginois : ce qui le garantit du froid, de la pluie
et des grandes chaleurs. Toutefois les abeilles souffrent plus
de la froidure que de l'ardeur du soleil : aussi est-il toujours
bon qu'il y ait derrière les ruches quelque bâtiment
qui réprime la violence de l'aquilon et leur procure une
température modérée.
[5] Quoique protégé ainsi,
le domicile des abeilles doit être exposé à
l'orient d'hiver, afin qu'elles jouissent du soleil dès
le matin à leur sortie, et soient plus disposées
à s'éveiller, car le froid les rend paresseuses.
Aussi les ouvertures par lesquelles elles sortent et rentrent
doivent-elles être très étroites, pour qu'il
y pénètre le moins de froid qu'il est possible
: il suffit de leur donner une dimension convenable pour qu'elles
n'admettent qu'une seule abeille à la fois. Par ce moyen,
le stellion venimeux, ni l'impure famille des scarabées
et des papillons, ni les cloportes ennemis de la lumière,
comme dit Virgile, ne pourront, à la faveur du large passage
de la porte, aller dévaster les rayons.
[6] Il est très utile aussi
de pratiquer à la ruche deux ou trois ouvertures, selon
sa population, et de les placer à quelque distance entre
elles, pour tromper le lézard, qui, placé comme
une sentinelle à la porte, avale et détruit les
abeilles à mesure qu'elles se présentent. Il en
périra moins quand une autre issue offrira à celles
qui vont et viennent un moyen d'échapper aux embûches
de l'ennemi.
De l'acquisition des abeilles, et comment
on s'empare des essaims sauvages.
VIII. [1] Nous avons parlé avec
assez de détails des pâturages des abeilles, de
leur logement et de l'endroit où l'on doit les placer.
Après avoir pourvu à ces nécessités,
il faudra se procurer des essaims : or, on en obtient avec de
l'argent, ou sans bourse délier. Dans le premier cas,
on les examinera soigneusement d'après les renseignements
que nous avons donnés, et avant de les marchander, on
s'assurera en ouvrant les ruches si elles sont bien peuplées.
[2] Dans le cas où on ne pourrait
pas en faire l'inspection, il faudrait considérer attentivement
ce qu'on peut voir : comme l'affluence des abeilles aux portes
de la ruche, et à l'intérieur un grand bruit produit
par leur murmure. Au surplus, si par hasard il arrive qu'elles
restent toutes silencieuses dans leur asile, on appliquera les
lèvres à l'ouverture de leur porte, on soufflera
dedans, et, par le frémissement qui suivra aussitôt,
on pourra juger si elles sont nombreuses ou non.
[3] Il faut avoir soin de les tirer
d'un pays voisin plutôt que d'une contrée éloignée,
parce que communément elles souffrent du changement de
climat. Si on n'est pas à portée de le faire, et
qu'il faille nécessairement leur faire parcourir un long
trajet, on prendra garde qu'elles ne soient troublées
par les mauvais chemins : et pour leur éviter des secousses
on les portera sur la tête pendant la nuit; le jour sera
consacré à leur donner du repos, et on leur versera
quelque liquide qui leur soit agréable et dont elles puissent
se nourrir pendant leur captivité.
[4] Arrivées à destination,
il ne faudra pas, s'il fait jour, ouvrir les ruches ni les mettre
en place; on ne le fera que le soir, afin que ces insectes, ayant
eu toute une nuit pour se reposer, puissent sortir tranquillement
le lendemain au matin. Il faudra examiner, pendant trois jours
environ, si elles ne sortent pas toutes ensemble : quand elles
agissent ainsi, c'est qu'elles se disposent à prendre
la fuite. Nous enseignerons bientôt ce qu'il faut faire
pour les retenir.
[5] Quant aux abeilles que l'on a reçues
en présent, ou dont on a fait la capture, il ne faut pas
y regarder d'aussi près. Ce n'est pourtant pas que j'en
veuille posséder qui ne soient pas de première
qualité, car bonnes ou mauvaises exigent la même
dépense, et les mêmes soins de la part du gardien.
Ce qui est surtout très important, c'est de ne pas mêler
avec des abeilles de qualité supérieure celles
qui ne valent rien, parce qu'elles gâteraient les premières.
On obtient une moindre récolte de miel quand l'essaim
renferme une certaine quantité d'abeilles paresseuses.
[6] Cependant, comme, en raison de
la nature des lieux, on peut être obligé de se contenter
d'abeilles médiocres (car on ne doit jamais en conserver
de mauvaises), nous ferons connaître à cet égard
quel soin ou doit apporter à la recherche des essaims.
[7] Là où se trouvent
des bois convenables et propres à la production du miel,
les abeilles s'empressent de choisir dans leur voisinage des
sources d'eau pour leur usage. Vers la seconde heure du jour
il convient de s'établir en cet endroit et d'examiner
quelle est la quantité de celles qui viennent y boire
: car si un petit nombre seulement vient y voltiger, on jugera
(à moins pourtant que plusieurs courants ne les divisent
et les fassent paraître moins nombreuses) que l'essaim
est chétif, et l'on conclura que ce lieu n'est pas propre
à produire du miel.
[8] Si, au contraire, elles s'y réunissent
en grand nombre, on conçoit l'espoir le mieux fondé
de découvrir des essaims. Voici comment on parvient à
s'en emparer. D'abord il faut s'assurer si ces essaims sont éloignés,
et pour cela on prépare un liquide rouge, et avec des
brins de pailles enduits de cette couleur on touche le dos des
abeilles pendant qu'elles se désaltèrent, et, restant
dans le même lieu, on peut facilement reconnaître
celles qui reviennent boire : si elles ne tardent pas, vous saurez
que leur retraite est voisine; si, au contraire, elles ne reparaissent
qu'après un certain temps, vous apprécierez par
l'intervalle écoulé à quelle distance elles
habitent.
[9] Si vous avez remarqué qu'elles
reviennent promptement, et si vous pouvez sans peine les suivre
dans le trajet de leur vol, elles vous conduiront à leur
asile. Quant à celles qui vous paraîtront avoir
un long chemin à parcourir, il faudra user de moyens plus
ingénieux, et agir ainsi : on coupera un bout de roseau
à chacune des extrémités duquel on laissera
subsister un noeud, on percera ce roseau par le côté,
on y introduira un peu de miel ou du vin cuit, et on le placera
près de la fontaine. Ensuite, quand, attirées par
l'odeur de cette douce liqueur, plusieurs abeilles seront entrées
dans l'ouverture, on enlèvera le roseau, on appliquera
le pouce sur le trou, et on ne laissera fuir qu'une des prisonnières.
En s'échappant, celle-ci indiquera à l'observateur
la direction qu'il doit prendre, et tarit qu'il le pourra il
la suivra dans son vol.
[10] Lorsqu'il cessera de la voir,
il en laissera partir une autre, et, si elle suit la même
route que la précédente, il continuera sa recherche.
Dans le cas contraire, il découvrira le trou du roseau
et rendra la liberté à une troisième, puis
à une quatrième; il remarquera alors vers quel
lieu le plus grand nombre de ces abeilles s'est dirigée,
et il les suivra jusqu'à ce qu'elles l'aient conduit au
lieu où sera caché l'essaim. Si c'est une caverne
qui lui sert de retraite, on l'en chasse au moyen de la fumée,
et, quand il en est dehors, on l'arrête en frappant sur
des vases d'airain : effrayé par ce son, il va aussitôt
se grouper soit sur un arbuste, soit sur la partie la plus élevée
des arbres : là, dans une ruche préparée
à cet effet, il est recueilli par celui qui l'a atteint,
[11] Si l'essaim est établi
dans un creux d'arbre, soit dans le tronc, soit dans une de ses
branches, on coupera, s'ils ne sont pas trop gros, avec une scie
bien aiguisée, et pour plus de célérité,
d'abord la partie supérieure à la retraite, puis
la partie inférieure jusqu'à l'endroit où
il paraît habité. La portion de bois coupée
par en haut et par en bas doit être enveloppée dans
un linge propre, car c'est encore un point fort important : on
en bouche les crevasses, s'il s'y en trouve, et on l'emporte
au lieu où on doit l'installer. On la place comme les
ruches ordinaires, en y laissant quelques petites ouvertures,
comme nous l'avons prescrit plus haut.
[12] Au reste, il faut que le chercheur
d'abeilles s'y prenne de grand matin, afin qu'il puisse disposer
de toute la durée du jour pour examiner leur route. En
effet, il arrive fréquemment que, quand il se rend trop
tard pour les observer, les abeilles, quoique voisines, ne reparaissent
plus à la fontaine, parce qu'elles ont terminé
leur travail : ce qui fait que le chasseur ne peut savoir à
quelle distance se trouve leur retraite.
[13] Quelques personnes, au commencement
du printemps, font des bottes de plantes agréables aux
abeilles, et, comme dit le poète
« Écrasent de la mélisse, et cueillent la
tige si commune du mélinet, »
et d'autres herbes du même genre, dont elles frottent assez
les ruches pour que le jus de ces plantes et leur odeur s'y attachent.
Après avoir essuyé ces ruches, elles y répandent
un peu de miel, puis elles les placent dans les bois près
d'une fontaine, et, quand un essaim s'y est établi, elles
les transportent chez elles.
[14] C'est toutefois ce qu'on ne saurait
faire que dans les lieux où il se trouve une grande multitude
d'abeilles : car souvent les passants, trouvant ces ruches vides,
les emportent, et cette perte de plusieurs ruches vides, ne peut
être compensée par la prise d'un ou de deux essaims.
Mais quand les abeilles sont nombreuses, on est bien dédommagé
du vol, même de plusieurs ruches, par les abeilles qu'on
s'est procurées. Tel est le procédé pour
prendre des essaims sauvages.
Comment on surveille les essaims nés
chez soi, et comment on les introduit dans les ruches.
IX. [1] Faisons maintenant connaître
le moyen de retenir les essaims nés chez soi. Le gardien
[custos,
NDE] doit
toujours soigneusement visiter le rucher. Il n'y a pas de temps
où cette visite ne soit utile; niais elle doit être
plus minutieuse quand les abeilles ressentent les effets du printemps
et qu'elles sont gênées par l'accroissement de leur
famille, qui prendra la fuite, si elle n'est pas arrêtée
à temps par la surveillance de celui qui est chargé
d'en prendre soin. Tel est, en effet, la nature des abeilles,
que rois et peuple tout naît en même temps. Quand
ils ont acquis assez de forces pour prendre leur volée,
ils se dégoûtent de la cohabitation avec les vieilles
abeilles et plus encore de leur commandement : car, de même
que dans l'espèce raisonnable des humains, chez les animaux
muets et dépourvus de raison, l'empire ne souffre point
de partage.
[2] C'est pourquoi les nouveaux chefs
s'avancent avec la jeunesse qui leur est dévouée
et qui, s'arrêtant agglomérée à l'entrée
même de sa demeure, pendant un ou deux jours, manifeste
par cette sortie son désir d'occuper une habitation qui
lui soit propre. Si le gardien [curator, NDE]n'a pas tardé à lui en assigner
une, elle s'en contente comme si c'était son patrimoine;
mais s'il a négligé de le faire, cette jeunesse,
comme injustement chassée, se dirige vers une contrée
qui lui est étrangère.
[3] Afin d'éviter un tel inconvénient,
un bon gardien observe au printemps l'état des ruches
jusqu'à la huitième heure du jour à peu
près, après laquelle les nouveaux bataillons n'ont
pas la témérité de se mettre en marche;
il surveille aussi avec soin leurs sorties et leurs rentrées
: car il y en a qui, sortant subitement, s'élancent sans
nul retard au sein (les airs.
[4] Il pourra connaître à
l'avance si les abeilles se disposent à fuir, en approchant
chaque soir son oreille de chacune des ruches; parce que, trois
jours environ avant que les jeunes abeilles exécutent
leur départ, il s'élève parmi elles un tumulte
et un bourdonnement comparables à ceux que font entendre
des soldats qui vont lever le camp. D'après ce tumulte,
comme le dit très bien Virgile,
« On peut prévoir les dispositions de leurs coeurs,
puisqu'il semble que le retentissement belliqueux de l'airain
aux sons rauques gourmande leur retard, et que l'on entend comme
une voix imitant les sons saccadés des clairons. »
[5] On doit donc observer attentivement
si les abeilles font entendre ces bruits, afin que, si elles
marchent au combat (car elles se battent, soit entre elles comme
dans les guerres civiles, soit avec d'autres ruches comme dans
les guerres étrangères), ou bien si elles se précipitent
pour prendre la fuite, le gardien se trouve tout prêt à
prévenir l'un ou l'autre accident.
[6] On arrête les hostilités
avec facilité, tant celles qui divisent un même
essaim, que celles qui se sont élevées entre deux
essaims ennemis; car, comme dit le même poète,
« Le jet d'un peu de poussière les contient et les
calme. »
On calme encore la fureur dont elles sont transportées,
en les aspergeant soit avec du vin miellé, soit avec du
vin de raisins séchés au soleil, ou avec toute
autre liqueur semblable, car elles aiment naturellement tout
ce qui est doux; et on réconcilie merveilleusement ainsi
deux rois divisés : car il se trouve souvent plusieurs
chefs dans une même peuplade, et, comme il arrive dans
les séditions suscitées par les grands, la nation
se partage en factions. Il faut veiller à ce que cette
calamité ne se présente pas fréquemment,
parce que la guerre intestine cause la ruine de tous les États.
[7] Ainsi, quand l'accord règne
entre les princes, la paix se maintient sans effusion de sang;
mais, si l'on remarque de trop fréquentes batailles, on
aura soin de mettre à mort les chefs des séditions.
Quant aux combats engagés, on y mettra fin en usant des
moyens que je viens d'indiquer.
Quand l'essaim aggloméré se sera établi
à peu de distance sur le rameau d'un arbrisseau en feuilles,
examinez si cette troupe réunie pend en forme d'une seule
grappe : ce sera le signe qu'elle n'a qu'un roi, ou que, s'il
y en avait plusieurs, ils se sont réconciliés de
bonne foi; vous les laisserez ainsi jusqu'à ce qu'ils
volent à leur domicile.
[8] Si, au contraire, l'essaim est
divisé en deux ou trois pelotes ressemblant à des
mamelles, ne doutez pas qu'il y ait plusieurs chefs et qu'ils
sont encore irrités. C'est dans le tas où vous
verrez que les abeilles s'agglomèrent principalement,
que vous devrez faire la recherche des chefs. A cet effet, frottez-vous
la main avec le suc des herbes dont j'ai parlé, c'est-à-dire
la mélisse ou la citronnelle, pour qu'elles se laissent
toucher sans fuir, puis introduisez légèrement
les doigts en écartant les abeilles, et cherchez dans
ce groupe, jusqu'à ce que vous ayez découvert l'auteur
de la guerre, que vous devez écraser.
Quelle est la conformation du roi des
abeilles.
X. [1] Ces rois sont un peu plus gros
et plus longs que les autres abeilles, leurs jambes sont plus
droites, mais leurs ailes sont moins amples; ils sont d'une belle
couleur, propres, sveltes, sans poils, sans aiguillon, à
moins que par hasard ou ne prenne pour un dard une espèce
de gros cheveu qu'ils portent à leur ventre, et dont toutefois
ils ne se servent pas pour nuire. On trouve aussi quelques rois
qui sont bruns et velus; mais leur extérieur doit être
pour vous l'indice d'un mauvais caractère.
« Car il y a deux sortes de rois
comme il y a deux sortes d'abeilles... L'un se reconnaît
aux taches d'or dont il est couvert, aux écailles brillantes
de sa cuirasse.... et à l'éclat de sa tête;
»
comme il est le meilleur, c'est celui qu'on estime le plus. L'autre,
c'est-à-dire le plus mauvais, semblable à un crachat
dégoûtant, est hideux
« Comme la poussière que chasse de son gosier desséché
le voyageur qui vient de marcher dans un chemin poudreux. »
Ce dernier roi, comme dit le même poète,
« Traîne sans gloire un ventre dont la paresse a
grossi l'obésité.»
Tous les chefs qui offriront cette ignoble conformation,
« Livrez-les à la mort, et ne laissez régner
que le plus beau dans la cour que vous aurez ainsi purgée.
»
Toutefois, vous dépouillerez celui-ci de ses ailes, s'il
tente trop souvent de prendre la fuite à la tête
de son essaim : par ce moyen vous retiendrez dans des entraves
ce chef vagabond, qui, ayant perdu les moyens de fuir, n'ose
dépasser les bornes de son royaume, ni même permettre
au peuple soumis à son pouvoir d'aller butiner dans des
endroits trop éloignés.
Comment on remédie au défaut
de population des ruches.
X. [1] Quelquefois il devient nécessaire
de tuer un chef unique lorsqu'on veut repeupler, avec un nouvel
essaim, une ruche trop vieille qui ne contient pas un nombre
suffisant d'abeilles. Lors donc qu'au commencement du printemps
la nouvelle génération y aura pris naissance, on
en tuera le nouveau roi, pour qu'elle continue d'habiter avec
ses parents sans que la discorde survienne. S'il ne sort des
alvéoles de cette ruche aucune progéniture, il
sera bon de réunir en un seul deux ou trois essaims, qu'on
aspergera d'abord de quelque douce liqueur, puis qu'on tiendra
enfermés, après leur avoir procuré de la
nourriture, jusqu'à ce qu'ils aient contracté l'habitude
de vivre ensemble : on les gardera ainsi pendant trois jours
environ, en laissant à la ruche quelques petites ouvertures
pour leur donner de l'air.
[2] Quelques personnes préfèrent
détruire le vieux roi, c'est un mauvais procédé
: car, dans ce cas, la troupe des anciennes abeilles, qui forme
une espèce de sénat, est obligée d'obéir
aux jeunes, qui, se trouvant les plus fortes, punissent et mettent
à mort celles qui s'obstinent à méconnaître
leur commandement.
[3] Il peut cependant survenir un inconvénient
de laisser au jeune essaim le roi des vieilles abeilles : car,
s'il vient à mourir de vieillesse on voit naître
la discorde comme à la mort d'un chef de famille.
Il est facile d'y remédier ; dans les ruches qui
ont plusieurs princes, on choisit un chef, et on le transporte
pour le constituer roi des abeilles qui en sont dépourvues.
Il n'est pas difficile, non plus, de repeupler la ruche qui a
souffert de quelque épidémie :
[4] car, dès que l'on a reconnu
le fléau qui a causé la dépopulation, il
faut examiner l'état des rayons, et couper dans la cire
qui renferme les oeufs la partie où prend vie la postérité
royale. Cette partie est aisée à reconnaître
au premier coup d'oeil, parce qu'elle surmonte, comme le bout
d'un sein, l'extrémité du rayon, et que l'ouverture
de l'alvéole est plus large que celle des autres où
sont déposés les enfants du peuple.
[5] Celse assure qu'il existe à
l'extrémité des rayons des cavités transversales
qui contiennent les embryons royaux. Hygin aussi, d'après
l'autorité des Grecs, prétend que le roi ne provient
pas d'un petit ver comme le commun des abeilles; mais que, dans
le pourtour des rayons, on découvre des alvéoles
plus grands que ceux où prend vie la race plébéienne,
et qu'ils sont remplis d'une sorte d'humeur visqueuse de couleur
rouge, de laquelle se forme le roi, qui est pourvu d'ailes dès
sa naissance.
De la composition de l'essaim, et de
la manière de prévenir sa fuite.
XII. [1] On doit gouverner ainsi qu'il
suit les essaims du pays, lorsque, dans le temps dont nous avons
parlé, prenant leur patrie en dégoût, et
faisant une sortie, ils annoncent qu'ils vont fuir pour aller
chercher une résidence lointaine. On juge qu'il en est
ainsi quand on ne voit que des abeilles qui s'éloignent
de leurs portes, sans qu'aucune rentre, et qu'elles s'élèvent
aussitôt dans les airs.
[2] Au moyen de sonnettes d'airain
ou par le bruit de têts de poterie ramassés à
terre, alors épouvantez. cette jeunesse fugitive : quand
dans son effroi elle aura regagné le séjour maternel,
et qu'à l'entrée de la ruche elle se sera groupée
en pelotons, ou qu'elle se sera portée sur des branches
voisines, le gardien s'empressera de frotter avec les plantes
dont j'ai parlé l'intérieur d'une nouvelle ruche
qu'il aura préparée à cet effet ; il l'aspergera
de quelques gouttes de miel, l'approchera; puis avec les mains
ou avec une cuiller il y déposera les abeilles rassemblées;
[3] et, après avoir pris tous
les autres soins nécessaires, il laissera sur la place
même, jusqu'à ce que le soir survienne, la ruche
disposée et frottée convenablement. Aux premières
ombres du crépuscule, il la transportera et la placera
parmi les autres ruches.
[4] Il faut toujours tenir prêtes
des ruches vides dans le lieu où l'on élève
des abeilles : car il y a des essaims qui, au moment même
de leur fuite, cherchent à s'établir dans le voisinage,
et prennent possession de la ruche qu'ils trouvent disponible.
Voici à peu près les soins qu'il faut prendre tant
pour se procurer des abeilles que pour les retenir chez soi.
Remèdes pour les maladies des
abeilles.
XIII. [1] Nous allons maintenant indiquer
les remèdes nécessaires aux abeilles malades ou
frappées par la contagion. Celle-ci est rare parmi ces
insectes, et je ne trouve, en cas que cette calamité survienne,
rien d'autre chose à faire que ce que j'ai prescrit pour
les autres animaux de la ferme : c'est-à-dire qu'il faut
transporter les ruelles dans un canton éloigné.
On découvre plus facilement les causes des maladies chez
les abeilles que chez les autres animaux et on en trouve plus
aisément le remède.
[2] Leur plus grande maladie est celle
dont elles sont frappées chaque année au commencement
du printemps, quand les tithymales sont en fleur et que les ormes
poussent leurs graines : alors, alléchées par ces
fleurs de primeur comme on l'est par du fruit nouveau, elles
s'en repaissent avec l'avidité qui résulte de la
disette qu'elles ont supportée pendant l'hiver, et abusent
de cette nourriture, dont l'usage modéré n'est
nullement nuisible. Lorsqu'elles s'en sont gorgées, elles
meurent de la dysenterie, si on ne vient promptement à
leur secours : en effet, la tithymale lâche le ventre,
même des grands animaux; et l'orme produit particulièrement
cet effet sur les abeilles. Telle est la cause de la courte existence
de ces insectes en Italie, dans les contrées de laquelle
l'orme est très commun.
[3] Il faut donc au commencement du
printemps donner à l'abeille des aliments médicamenteux
: ce régime pourra prévenir le mal, ou, s'il a
paru, le guérir.
Quant au remède que conseille Hygin, d'après les
plus grands auteurs, comme je n'en ai pas fait l'expérience,
je n'ose en garantir l'efficacité. Toutefois il sera loisible
à ceux qui le voudront d'en faire l'essai,
[4] Quoi qu'il en soit, il prescrit
de recueillir les corps des abeilles que l'épidémie
a fait périr et que l'on trouve amoncelés sous
les rayons, de les conserver pendant l'hiver dans un lieu sec,
jusqu'à l'équinoxe du printemps à peu près,
et, lorsque la douceur de la température le permet, de
les exposer au soleil après la troisième heure
et de les couvrir de cendre de figuier. Cela fait, il assure
qu'en deux heures de temps, grâce à l'effet vivifiant
de la chaleur, elles s'animent, reprennent leurs esprits, et
gagnent la ruche préparée qu'on a mise auprès
d'elles.
[5] Nous pensons qu'il est préférable
de les empêcher de mourir, en administrant aux essaims
malades les remèdes dont nous allons présenter
la recette. On leur donnera soit des pépins de grenade
écrasés et arrosés de vin Aminéen,
soit des raisins secs broyés avec une égale quantité
d'essence de nard et détrempés dams du vin dur.
Dans le cas où chacun de ces remèdes ne produirait
pas d'effet par lui-même, il faudrait les broyer tous ensemble
à poids égaux, les faire bouillir dans un vase
de terre avec du vin Aminéen, et quand la préparation
serait refroidie, la verser dans des jattes de bois.
[6] Quelques personnes offrent aux
abeilles, sur des tuiles creuses, du romarin cuit dans de l'eau
miellée, après l'avoir laissé refroidir.
D'autres, ainsi qu'Hygin l'affirme, mettent sous les ruches de
l'urine de boeuf ou d'homme.
[7] Les abeilles sont encore sujettes
à une maladie qui a des caractères non équivoques
: celles qui en sont affectées deviennent ridées
et dégoûtantes. Alors, tandis que les unes ne cessent
de traîner hors de la ruche les corps de celles qui sont
mortes, les autres, comme dans un deuil public, se tiennent chez
elles, engourdies dans le silence de l'affliction. Quand cela
arrive, on leur offre à manger, dans des augets de roseau,
du miel cuit avec de la noix de galle ou des roses sèches
pulvérisées. Il convient aussi de brûler
du galbanum, dont l'odeur leur sert de médicament, et
de les soutenir, dans leur état de faiblesse, avec du
vin de raisins séchés au soleil ou avec du vin
cuit jusqu'à réduction de moitié.
[8] Toutefois on emploie avantageusement
la racine d'amelle dont la tige est jaune et la fleur pourpre
: on la fait cuire clans de vieux vin Aminéen, et on en
exprime le jus, que l'on donne alors aux malades. Dans le livre
qu'il a écrit sur les abeilles, Hygin dit qu'Aristomaque
pense qu'il faut ainsi les traiter dans leurs maladies : d'abord
enlever tous les rayons altérés, renouveler en
entier les aliments, et ensuite faire des fumigations.
[9] Il est aussi d'avis qu'il convient,
quand les abeilles sont très vieilles, d'introduire parmi
elles un jeune essaim : quoiqu'il y ait à craindre que
de cette union il ne résulte des dissensions, la recrue
doit pourtant amener la gaîté clans la ruche. Au
reste, pour y maintenir la concorde, on détruira les rois
des abeilles transférées, comme étant une
population étrangère. Il est certain cependant
qu'on doit introduire dans la ruche dépeuplée les
rayons des essaims populeux qui sont remplis des enfants déjà
grands, nouvelle famille qui, par une sorte d'adoption, fortifiera
la cité.
[10] Quand on aura recours à
ce moyen, on observera de ne transporter que les rayons où
le couvain entrouvre sa cellule, et, dégageant sa tête,
ronge la cire étendue comme un couvercle sur les alvéoles.
En effet, si on déplaçait les rayons avant que
le couvain fût près d'éclore, il mourrait
farte de soins.
[11] Les abeilles périssent
aussi d'une maladie appelée Ʊ³s´±¹½±(ulcère
rongeur) par les Grecs. Elle est le résultat de l'habitude
qu'elles ont de construire autant de rayons de cire qu'elles
présument pouvoir en remplir de miel : il arrive quelquefois
que, après avoir terminé ce premier travail, l'essaim
s'étant répandu trop loin dans les bois pour y
chercher le miel, il survient tout à coup des pluies ou
des tempêtes qui font périr la majeure partie des
ouvrières. Lorsque ce malheur est arrivé, le peu
d'abeilles qui restent ne suffisent plus pour remplir les rayons.
Alors les parties vides viennent à pourrir, et, le mal
gagnant de proche en proche, le miel se corrompt et les abeilles
mêmes périssent.
[12] Pour obvier à cette calamité,
on doit réunir deux peuples qui puissent encore remplir
la totalité des alvéoles; ou bien, si l'on ne pouvait
pas se procurer un autre essaim, on enlèverait, avec un
instrument bien affilé, les parties vides des rayons avant
qu'elles ne soient corrompues. Il importe beaucoup de ne pas
faire usage pour cette opération d'un outil émoussé,
parce que, s'ouvrant difficilement passage, il dérangerait
trop violemment les rayons de leur place; d'où il résulterait
que les abeilles abandonneraient leur demeure.
[13] Il existe encore pour elles une
cause de mortalité : c'est quand il survient trop de fleurs
pendant plusieurs années consécutives, et qu'alors
elles s'occupent plus de la récolte* du miel que du soin
de leur progéniture. Aussi quelques personnes, peu versées
dans cette partie de l'économie rurale, témoignent
leur joie de l'abondance de la production, ignorant que cette
abondance même menace les abeilles de leur destruction,
puisqu'elles périssent, pour la plus grande partie, exténuées
par l'excès du travail, et que celles qui survivent ne
tardent pas à mourir, faute d'être recrutées
par de jeunes compagnes.
* en latin, mellatio, mellis vindemia,
castratio alvorum, dies castrandi ; melitôsis
en grec (NDE).
[14] Si donc, au retour du printemps,
les prés et les champs se couvrent de fleurs surabondantes,
il est très utile de clore les issues des ruches un jour
sur trois, en ne laissant que de petites ouvertures par lesquelles
les abeilles ne puissent sortir : alors, ne pouvant pas se livrer
au travail du miel, puisqu'elles n'ont plus l'espoir de remplir
de cette liqueur la totalité de leurs rayons, elles déposeront
du couvain.
Voilà à peu près les remèdes propres
à la guérison des essaims frappés de maladies.
Ce que font en divers temps les abeilles,
et ce que doit faire leur gardien.
XIV. [1] Voici maintenant quels sont
les soins à donner aux abeilles pendant tout le cours
de l'année, suivant la méthode excellente que nous
a laissée le même Hygin. Depuis l'équinoxe
du printemps, qui a lieu au mois de mars, vers le huit des calendes
d'avril, au huitième degré du Bélier, jusqu'au
lever des Pléiades, il s'écoule quarante-huit jours
de printemps. Pendant ces jours, dit Hygin, les premiers soins
à donner aux abeilles consistent à ouvrir les ruches
pour enlever toutes les ordures qui s'y sont amassées
durant l'hiver, ainsi que les araignées, qui gâtent
les rayons; après quoi on enfume cet asile avec de la
bouse de boeuf que l'on fait brûler : cette fumée
convient parfaitement aux abeilles, en raison de la sorte de
parenté qui les lie à ce quadrupède.
[2] En outre, il faut tuer ces petits
vers qu'on appelle teignes, et aussi les papillons : ces insectes
funestes, qui s'attachent aux rayons, tombent ordinairement si,
à la bouse, on mêle de la moelle de boeuf, et qu'en
la brûlant on en introduise la fumée dans la ruche.
Par ce moyen, on donnera de la force aux essaims pour la durée
du temps dont nous avons parlé, et ils auront plus d'ardeur
pour se livrer au travail.
[3] Ce que doit surtout observer le
gardien qui soigne les abeilles, c'est, s'il faut qu'il touche
aux rayons, de s'abstenir la veille de tout acte vénérien,
de ne pas approcher de la ruche étant ivre et sans s'être
lavé, et de rejeter presque tous les aliments à
odeur forte, tels que les salaisons et les jus qui en proviennent,
et de ne pas exhaler l'odeur âcre et fétide de l'ail,
des oignons et des autres substances de ce genre.
[4] Quarante-huit jours après
l'équinoxe du printemps, au lever des Pléiades,
vers le cinq des ides de mai, les essaims commencent à
augmenter en force et en population ; mais à cette époque
ceux qui sont peu nombreux, et qui ont des malades, sont frappés
de mortalité. Dans ce même temps, il naît
à l'extrémité des rayons des nymphes d'une
taille très supérieure à celle des autres
abeilles : quelques personnes les regardent comme les rois des
ruches. Certains auteurs grecs les appellent ¿4ÃÄÁ¿ÅÂ
(taons), parce que ces insectes tourmentent les essaims et ne
leur laissent aucun repos : aussi prescrivent-ils de les mettre
à mort.
[5] Depuis le lever des Pléiades
jusqu'au solstice qui a lieu à la fin de juin, quand le
soleil est parvenu au huitième degré de l'Écrevisse,
presque toutes les ruches essaiment on doit alors les surveiller
avec plus de soin, pour que la nouvelle progéniture ne
prenne pas la fuite. Puis, du solstice au lever de la Canicule,
période d'environ trente jours, on récolte à
la fois les blés et les miels. Nous allons bientôt,
lorsque nous parlerons de la préparation du miel, prescrire
comment on doit procéder à son enlèvement.
[6] Au reste, c'est à cette
époque, comme l'affirment Démocrite et Magon, aussi
bien que Virgile, que l'on peut faire naître un essaim
d'un jeune boeuf mis à mort. Magon prétend même
qu'on obtient le même résultat avec les entrailles
de l'animal. Je pense qu'il est superflu de se livrer à
un examen approfondi de cette allégation, m'en rapportant
à Celse, qui dit fort sagement que, pour parvenir à
ce but, il ne faut pas faire le sacrifice d'un bétail
de grand prix.
[7] Au reste, à cette époque
et jusqu'à l'équinoxe d'automne, on doit tous les
dix jours ouvrir les ruches et les soumettre à une fumigation,
qui, bien que désagréable pour les abeilles, leur
est pourtant très salutaire. Après les avoir ainsi
enfumées et échauffées, il faut les rafraîchir
en arrosant d'eau fraîchement tirée les parties
vides de la ruche; puis, s'il est des points qu'on n'ait pu laver,
les nettoyer avec des pennes d'aigle ou de tout autre oiseau
de grande envergure, qui aient beaucoup de roideur.
[8] En outre, on enlèvera les
teignes si on en voit, on tuera les papillons qui se fixent ordinairement
dans les rayons et nuisent beaucoup aux abeilles : car ils rongent
la cire, et de leurs excréments naissent ces vers que
nous appelons les teignes des ruches.
[9] C'est pourquoi, s'il s'en trouve
un grand nombre, quand les mauves fleurissent, on place le soir
dans le rucher un vase d'airain semblable au miliaire, au fond
duquel on dépose une lumière quelconque : les papillons
y accourent de toutes parts et se brûlent en voltigeant
autour de la flamme, parce que, le vase étant étroit
d'ouverture, il ne leur est pas facile d'en sortir en volant,
ni de fuir le feu, retenus qu'ils sont par les parois du vase
: aussi sont-ils consumés par la vive chaleur dont ne
peuvent s'éloigner.
[10] Environ cinquante jours après
la Canicule, l'Arcture se lève : alors les abeilles confectionnent
leur miel avec les fleurs, couvertes de rosée, du thym,
de la cunile et de la sarriette. Le meilleur miel paraît
être celui qu'elles font à l'équinoxe d'automne,
qui a lieu avant les calendes d'octobre, lorsque le soleil touche
au huitième degré de la Balance. Mais entre le
lever de la Canicule et celui de l'Arcture, il faudra prendre
garde que les abeilles ne soient les victimes de la fureur des
frelons, qui se placent ordinairement en embuscade devant la
ruche, pour se jeter sur celles qui en sortent. C'est après
le lever de l'Arcture, vers l'équinoxe de la Balance,
ainsi que je l'ai dit, qu'a lieu la seconde récolte des
rayons.
[11] Ensuite, à partir de l'équinoxe,
qui a lieu vers le huit des calendes d'octobre jusqu'au coucher
des Pléiades, les abeilles recueillent, durant quarante
jours, sur les fleurs du tamarix et des plantes sauvages, les
miels qui doivent les sustenter pendant l'hiver. Il n'en faut
rien enlever, de peur qu'affligées du tort qu'on leur
fait trop souvent, elles ne se décident, dans l'état
désespéré de leur position, à prendre
la fuite.
[12] Depuis le coucher des Pléiades
jusqu'au solstice d'hiver, qui ordinairement a lieu vers le huit
des calendes de janvier, lorsque le soleil est entré au
huitième degré du Capricorne, les abeilles commencent
à faire usage du miel qu'elle sont amassé, et elles
s'en nourrissent jusqu'au lever de l'Arcture. Je n'ignore point
le sentiment d'Hipparque, qui affirme que les solstices et les
équinoxes ont lieu quand le soleil arrive, non pas au
huitième degré des signes du zodiaque, mais bien
au premier : toutefois je préfère, dans cette Économie
rurale, me conformer au système d'Eudoxe, de Méton
et des anciens astronomes, qui est d'accord avec les fêtes
publiques ; parce que cette ancienne computation est plus familière
aux cultivateurs, et que le perfectionnement d'Hipparque n'est
pas nécessaire aux paysans, dont l'instruction est, comme
on dit, bornée.
[13] D'après ces observations,
il conviendra, dès le premier coucher des Pléiades,
de visiter les rayons, d'enlever toutes les ordures, et de redoubler
de soins, parce que, durant l'hiver, il ne convient ni de remuer
ni d'ouvrir les ruches. C'est pourquoi, tandis qu'il reste encore
quelques jours d'automne, il faut, après les avoir nettoyés
par une très belle journée; descendre les couvercles
jusque sur les rayons, sans laisser aucun vide, afin que les
alvéoles ainsi garantis conservent une certaine chaleur
eu hiver : c'est, du reste, ce que l'on doit toujours faire,
même lorsque les ruches ne renferment qu'une population
fort limitée.
[14] Puis on bouchera à l'extérieur
toutes les fentes et les trous, au moyen de boue pétrie
avec de la bouse de boeuf, et on ne laissera que les ouvertures
par lesquelles passent les abeilles. Quoique les ruchers soient
abrités par un avant-toit, il faudra toutefois les couvrir
de chaume et de feuilles, et, autant qu'il sera possible, nous
les protégerons contre le froid et les tempêtes.
[15] Certaines personnes renferment
dans les ruches des oiseaux morts dont on a retiré les
entrailles, et qui, pendant la rigueur de l'hiver, fournissent
de la chaleur aux abeilles qui s'abritent sous la plume. A cette
époque, si elles ont consommé leurs provisions,
elles apaisent volontiers leur faim avec ces oiseaux, dont elles
ne laissent que les os; mais, si le miel ne leur manque pas,
elles laissent ces chairs intactes, et, quelqu'amies qu'elles
soient de la propreté, elles ne souffrent pas de la mauvaise
odeur qui s'en exhale. Nous pensons cependant qu'il est préférable,
lorsque les abeilles sont affamées pendant l'hiver, de
placer dans des augets, à l'entrée des ruches,
soit des figues sèches écrasées et humectées,
soit du vin cuit jusqu'à réduction de moitié,
soit du vin de raisins séchés au soleil : on imbibera
de ces liqueurs de la laine propre, afin qu'en se posant dessus,
elles les sucent comme avec un siphon.
[16] On leur donnera aussi avec avantage
des raisins secs que l'on humectera d'un peu d'eau après
les avoir écrasés. On les sustentera avec ces aliments,
non seulement pendant l'hiver, mais encore, comme je l'ai dit,
dans le temps où fleurissent les tithymales et les ormes.
[17] Dans les quarante jours environ
qui suivent le solstice d'hiver, les abeilles consomment toute
leur provision de miel, à moins que leur gardien ne leur
ait fait une part trop large Souvent même, les alvéoles
étant épuisés, elles se tiennent, affamées
qu'elles sont et couchées près des rayons, engourdies
à la manière des serpents, et dans cet état
de repos, conservent leur existence jusqu'au lever de l'Arcture,
qui a lieu aux ides de février. Toutefois, pour les empêcher
de mourir, il est à propos, si la famine se prolonge,
de placer à l'entrée de la ruche des liqueurs douces,
et de leur faire ainsi supporter la disette de la saison jusqu'à
ce que le lever de l'Arcture et le retour des hirondelles annoncent
une saison plus favorable.
[18] En effet, à cette époque,
quand la sérénité du jour le permet, elles
s'enhardissent à sortir pour se procurer des subsistances;
et depuis l'équinoxe du printemps, elles se répandent
au loin sans perdre de temps, butinent sur les fleurs ce qui
convient au couvain, et le transportent dans l'intérieur
de leur domicile. Voilà ce qu'Hygin invite à observer
avec le plus grand soin dans les diverses périodes de
l'année.
[19] Au reste, Celse ajoute qu'il y
a peu de localités assez heureusement situées pour
offrir aux abeilles des pâturages d'hiver différents
de ceux d'été. Aussi, dans les contrées
où, le printemps passé, on ne trouve plus de fleurs
convenables, il s'oppose à ce qu'on laisse les essaims
oisifs : il veut que, dès que les pâturages de cette
saison sont épuisés, on les transporte dans les
lieux plus favorables, où elles puissent se nourrir de
la fleur tardive du thym, de l'origan et de la sarriette. Il
assure que c'est ainsi qu'on en use soit dans les cantons de
l'Achaïe, d'où on transfère les abeilles,
pour les y faire butiner, dans l'Attique; soit dans l'Eubée,
soit dans les îles Cyclades, soit dans d'autres pays d'où
on les conduit à Scyros, soit en Sicile, des divers points
de laquelle on va les établir sur l'Hybla.
[20] Celse dit encore que l'abeille
compose sa cire avec les fleurs, et son miel avec la rosée
du matin, et que le miel acquiert une qualité d'autant
plus parfaite que la cire qui le renferme a été
faite d'une matière plus agréable. Au surplus,
il conseille de visiter avec soin les ruches avant de les déplacer,
de supprimer les rayons ou vieux, ou attaqués par les
teignes, ou peu solides; de n'en réserver qu'un petit
nombre des meilleurs : ainsi la plus grande partie se trouve
faite avec les fleurs qui conviennent le mieux. Il prescrit aussi
de ne transporter les ruches qu'on veut déplacer que durant
les nuits et sans secousse.
Préparation du miel, et de la
taille des rayons.
XV. [1] Le printemps passé,
on fait, comme je l'ai dit, la récolte du miel, objet
du travail de toute une année. On reconnaît qu'il
est temps d'y procéder, quand on remarque que les bourdons* sont expulsés et mis en fuite
par les abeilles. Les bourdons sont d'un plus gros volume que
les abeilles avec lesquelles pourtant ils ont la plus grande
ressemblance; mais, comme dit Virgile,
« C'est une troupe lâche, »
et occupant les rayons sans y faire aucun travail ;
* fuci (sing. fucus), désigne,
pour les latins et dans le domaine animal, les faux-bourdons,
mais aussi les frelons (NDE)
[2] car ils ne recueillent pas de nourriture
et subsistent de celle que les ouvrières apportent. Toutefois,
étendus sur les oeufs qui recèlent les jeunes abeilles,
ils semblent être de quelque utilité pour la propagation
de la famille. C'est pourquoi on les y admet pour couver et élever
la nouvelle génération. Dès que les nymphes
sont sorties des alvéoles, ils sont chassés de
la ruche, et, comme dit encore Virgile, « expulsés
du logis. »
[3] Quelques auteurs conseillent de
les exterminer en totalité; cependant, d'accord avec Magon,
je ne pense pas qu'il faille en user ainsi, mais qu'il faut mettre
un terme au carnage. En effet, on ne tuera pas la race entière,
de peur que les abeilles ne deviennent paresseuses : car, si
les bourdons dépensent une partie de la provision, elles
sont forcées de redoubler d'activité pour réparer
cette perte. Il ne faut pas toutefois laisser cette multitude
de parasites vivre aux dépens de la famille, dont ils
dilapideraient tous les trésors qu'ils n'ont pas contribué
à amasser.
[4] Ainsi, quand on verra s'élever
des rixes fréquentes entre les bourdons et les abeilles,
on visitera l'intérieur des ruches, afin de différer
la récolte si les rayons ne sont pleins qu'à demi,
ou bien pour recueillir le miel si les alvéoles, comblés
de liqueur, sont fermés comme d'un couvercle de cire superposé.
C'est le matin qu'il faut choisir pour tailler les rayons : il
ne serait pas sans danger de troubler, dans le milieu de la chaleur
du jour, les abeilles qui sont alors naturellement irritées.
Pour cette opération, on a besoin de deux instruments
de fer de la longueur d'un pied et demi ou un peu plus : l'un
d'eux est un couteau long, à double tranchant, se terminant
en forme de serpe ; l'autre ne tranche que d'un côté,
qui est bien affilé : celui-ci coupera parfaitement les
gâteaux; avec celui-là on ratissera et attirera
toutes les ordures qui se seront détachées.
[5] Si les ruches n'ont par derrière
aucune porte qu'on puisse ouvrir, on les enfumera en brûlant
du galbanurn ou du fumier sec. On mettra ces substances sur des
charbons ardents dans un vase de terre cuite : ce vase, pourvu
d'anses, ressemble à une petite marmite; il offre un côté
pointu où un trou donne passage à la fumée;
l'autre côté est plus large, et présente
une ouverture plus grande par laquelle on peut souffler.
[6] Quand on aura approché cette
espèce de marmite de la porte de la ruche, on poussera,
en soufflant dedans, la fumée vers les abeilles, qui n'en
pouvant supporter l'odeur, se retireront aussitôt sur le
devant de leur demeure, quelquefois même hors du vestibule;
de sorte qu'on pourra facilement visiter l'intérieur de
la ruche, où parfois, si elle renferme deux essaims, on
trouve deux formes particulières de rayons :
[7] car, malgré la bonne intelligence
où vivent les deux colonies, chacune a sa manière
de façonner les gâteaux et de leur donner telle
ou telle figure. Toutefois la totalité de ces gâteaux,
attachés au haut des ruches et légèrement
à leurs parois, est tellement suspendue qu'elle ne touche
pas au parquet de leur asile, parce qu'il sert de passage aux
abeilles.
[8] Au reste, la figure des gâteaux
est modelée sur celle de l'emplacement qu'ils occupent.
En effet, carré, arrondi ou oblong, il détermine,
comme un moule, la forme des rayons : aussi n'en trouve-t-on
jamais qui aient tout à fait la même figure. Quels
qu'ils soient cependant, on ne les enlèvera pas tous :
on en laissera la cinquième partie lors de la première
récolte, pendant que les campagnes abondent encore en
fleurs; et le tiers, lors de la deuxième récolte,
qui se fait aux approches de l'hiver.
[9] Ces proportions ne sont pas exactement
les mêmes dans les diverses contrées : elles doivent
se déterminer d'après la quantité de fleurs
et l'abondance du butin que trouvent les abeilles. Si les gâteaux
suspendus dans la ruelle s'étendent perpendiculairement,
on les taillera avec l'instrument qui ressemble au couteau, et
on les recevra par dessous entre les deux bras pour les sortir;
si, au contraire, ils sont disposés horizontalement, on
aura recours à l'autre instrument en forme de serpe, pour
opérer de face la section.
[10] Au reste, on doit enlever tous
les rayons vieux ou gâtés, et n'en laisser que de
bonne qualité, et qui soient remplis de miel; et si quelques-uns
renfermaient du couvain, on les réserverait pour la propagation
des essaims. On rassemblera toute la récolte de rayons
dans le lieu où l'on voudra préparer le miel, et
l'on bouchera soigneusement tous les trous des murs et des fenêtres,
afin de ne laisser aucun accès aux abeilles, qui recherchent
opiniâtrement la sorte de trésor qu'elles ont perdu,
et qu'elles consomment quand elles viennent à le découvrir.
C'est pourquoi on produira de la fumée à l'entrée
de cet endroit pour repousser celles qui tenteraient d'y pénétrer.
[11] Après la taille des ruches,
s'il se trouve quelques rayons qui obstruent l'entrée,
on les retournera de telle sorte, que leur partie postérieure
devienne à son tour la porte de l'édifice. Par
ce moyen, lors de la prochaine taille, les vieux rayons seront
enlevés de préférence aux nouveaux, et on
renouvelle ainsi les gâteaux, qui sont d'autant moins bons
qu'ils sont plus anciens.
Si les ruches étaient entourées d'un mur et fixées
à demeure, on aurait soin de les tailler tantôt
par derrière, tantôt par devant. Ce travail doit
être terminé avant la cinquième heure du
jour; sinon, on le reprendra après la neuvième,
ou bien le lendemain au matin.
[12] Quel que soit le nombre des rayons
taillés, il importe d'extraire le jour même le miel
pendant qu'il est chaud. On suspend, dans un lieu obscur, un
panier de saule ou une chausse d'osier mince lâchement
tissu, ayant la forme d'une borne renversée et semblable
à celles qui servent à filtrer le vin. On y entasse
les rayons brisés, en prenant la précaution d'enlever
les parties qui contiennent du convain ou une liqueur rougeâtre
: car elles ont mauvais goût et la liqueur qui en provient
gâte le miel.
[13] Ensuite, lorsque le miel encore
liquide aura coulé dans le vaisseau placé pour
le recevoir, on le versera dans des vases de terre cuite qu'on
ne laissera découverts que peu de jours, et seulement
jusqu'à ce que, comme le moût, la liqueur ait jeté
son écume, que l'on devra souvent enlever avec une cuiller.
On soumet à la presse, après les avoir maniés,
les fragments de rayons qui sont restés dans la chausse
: il en découle un miel de seconde qualité, que
les personnes soigneuses mettent à part, pour que par
son mélange il ne détériore pas le premier
dont la saveur est exquise.
Préparation de la cire.
XVI. Quoique la cire soit une substance
de peu de valeur, il ne faut pourtant pas la négliger,
puisqu'elle sert à beaucoup d'usages. Après avoir
exprimé ce qui restait dans les gâteaux, on les
lave avec soin dans de l'eau douce, et on les jette dans un vase
d'airain : on ajoute de l'eau pour qu'ils fondent sur le feu.
Après cette opération, on verse la cire en fusion
sur un tablier de paille ou de jonc ; ensuite on lui fait subir
de même une seconde cuisson, et l'on fait couler le tout
dans des moules de la forme qu'on désire, contenant de
l'eau et d'où l'on peut facilement retirer la cire figée,
parce que l'eau qui se trouve sous celle-ci ne la laisse pas
adhérer aux parois.
[2] Nous avons terminé notre
travail sur les animaux de la ferme et sur la nourriture qui
leur convient; nous allons maintenant, Publius Silvinus, passer
à ce qui nous reste à dire sur l'économie
rurale, et je vais donner des préceptes en vers sur la
culture des jardins, afin de satisfaire à vos désirs
comme à ceux de notre cher Gallion. |