ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE

- ABATTOIR
 

Boucherie

 
---Un peu d'histoire :
---Les abattoirs de Paris--------

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Cette partie est constituée de nombreux passages de la thèse de doctorat en droit, soutenue en 1992 par Françoise GUILBERT : LE POUVOIR SANITAIRE, ESSAI SUR LA NORMALISATION HYGIENIQUE ( http://homer.span.ch/~spaw1870/theses/guilbert/index.html )
 
Les tueries
Naissance des abattoirs
L'hygiène
Le vide juridique
Trafic d'influence
Conclusion
 
 
 
Les tueries

 


Les bouchers de la Grande Boucherie formaient une des corporations les plus puissantes de Paris et intervinrent à plusieurs reprises dans les luttes politiques. Leur tuerie, située d'abord au parvis Notre-Dame, fut transférée au XIIIe siècle sur la rive droite de la Seine, prés le Grand Châtelet et aux environs de l'établissement affecté à la vente des viandes. D'autres tueries existaient encore dans les terres du Temple et de Saint-Germain des Prés. Une autre tuerie fut éloignée de la montagne Sainte-Geneviève, où elle avait été créée, et transférée, en 1376, au faubourg Saint-Marcel, prés la Bièvre, puis en 1657, rue Pot-de-Fer.

En 1637, Paris compte un demi-million d'habitants et ses tueries abattent annuellement 368000 moutons, 67800 veaux et 40000 boeufs, chiffres qui tendent à montré que le carême finissait d'être moins rigoureusement et moins longtemps observé qu'auparavant.

L'usage d'abattre au domicile des bouchers, près de leurs étaux, s'introduisit peu à peu et devint général, malgré les efforts des prévôts des marchands et des échevins qui tentèrent vainement, au XVIIe ( puis au siècle suivant), de faire établir des tueries communes aux extrémités des faubourgs. Une translation des tueries proches des monastères du faubourg Saint-Jacques et de l'Abbaye du Val de Grâce, fut décidée par le Parlement. Mais, bien qu'en grande partie financée par Anne d'Autriche, l'opération se réalisa avec difficulté et Delamare rapporte que "Les bouchers eurent peine à obéir, ce qui donna lieu à un troisième arrêt en septembre de la même année. Celui-ci fut exécuté". (1) Cependant, les efforts du voisinage incommodé se heurtaient toujours à lacrainte de voir le couteau des bouchers se retourner contre lui et l'on peut lire dans les objections qui s'opposèrent au déplacement de tueries en 1691, l'état d'esprit d'une population menacée par ceux qui la déchargeaient du crime alimentaire : "Chaque boucher a quatre garçons au moins ; plusieurs en ont six : ce sont tous gens violents et indisciplinables, qui ont bien de la peine à se supporter les uns les autres, et les maîtres encore plus à les tranquilliser et les ranger à leur devoir. Or, il pourrait être dangereux de les mettre en état de se pouvoir compter ; et que s'ils se voyaient onze ou douze cents en deux ou quatre endroits, il serait difficile de les contenir, et encore plus difficile de les empêcher de s'assommer entre eux : l'on
pourrait même appréhender que cette fureur, qui leur est si naturelle, ne s'étendît et ne se portât plus loin ; et de cet inconvénient seul, après les exemples du passé, a toujours mérité et méritera dans tous les temps beaucoup de
réflexion". (2)
Par la suite, l'image du boucher ne s'est guère améliorée et l'on peut encore trouver quelquefois, dans les revues d'hygiène du XIXème siècle, des efforts de récapitulation historique retraçant un itinéraire sanglant très nettement révélé dans les épisodes révolutionnaires. En 1910 encore, la Chronique médicale rappelle à ses lecteurs que le boucher Legendre, député à la Convention qui vota la mort du roi ( chose à peine supportable), proposa de "couper le corps en quatre-vingt-quatre morceaux, pour en envoyer un à chaque département" . (3) L'objet du sacrifice politique ainsi distribué, aurait soudé les hommes dans la violence sacrilège des révolutionnaires et fertilisé le découpage tout aussi symbolique du territoire dans son nouvel habit révolutionnairement quadrillé.
     
Naissance des abattoirs

 

 
Brisant la résistance séculaire de la corporation des bouchers qui s'opposait à leur transfert hors de Paris, Napoléon 1er décidait de créer, par un décret du 9 février 1810, cinq abattoirs à la périphérie de Paris. Trois d'entre eux furent édifiés sur la Rive droite de la Seine : celui de Rochechouart, appelé ensuite abattoir de Montmartre ; celui de Popincourt, rebaptisé abattoir de Ménilmontant, et un plus petit, celui du Roule. Les deux autres furent construits sur la rive gauche : l'abattoir des Invalides, appelé abattoir de Grenelle et enfin,celui d'Ivry, appelé ensuite abattoir de Villejuif ou des Deux-Moulins. Terminés en 1818 seulement, les abattoirs du Roule, de Montmartre et de Popincourt ont été remplacés ainsi que ceux des communes annexées de Batignolles, de La Villette et de Belleville, par l'abattoir général de la Villette ouvert le 1er janvier 1867.
 
La création de ces cinq abattoirs est à l'origine du commerce à la cheville. En effet, deux spécialités de commerce bien différentes, le gros et le détail, apparurent dans la boucherie à cette époque. Un fort contingent de commis bouchers, dont certains connaissaient bien le bétail sur pied, vint de province. Ces hommes, embauchés pour renforcer le personnel des grandes boucheries, se louaient pour les travaux d'abattage dans des établissements de moindre importance. Parmi ces travailleurs, employés par un ou plusieurs détaillants, par intermittence ou définitivement, et désignés sous le nom de « volontaires », il s'en trouva quelques-uns qui prenaient sur leur repos le temps de parcourir le Marché aux bestiaux pour acheter des animaux pour le compte de leur patron. Certains s'établirent à leur compte et c'est ainsi que le commerce à la cheville fit son apparition.
L'ouverture des cinq abattoirs eut lieu en vertu d'une ordonnance de Police du 11 septembre 1818 qui prescrivit qu'à partir du 15 du même mois les bestiaux ne pourraient plus être conduits dans l'intérieur de Paris aux étables et abattoirs particuliers. Les 387 bouchers de Paris furent répartis entre les cinq abattoirs. Au fil des années, leur nombre n'allait cesser de croître.
 
L'hygiène

Depuis le décret du 15 octobre 1810 et l'ordonnance royale du 15 avril 1838, les abattoirs publics sont compris au nombre des établissements insalubres de première classe qui doivent être éloignés des habitations particulières et ne peuvent être ouverts sans autorisation de l'autorité administrative (ordonnance royale, 14 janvier 1845; décret, 31 décembre 1866). La création d'un abattoir public entraîne l'interdiction des tueries particulières dans la commune. L'ordonnance royale, 15 avril 1838, art. l. Enfin, un décret du 1er août 4864 donnait aux préfets le droit de statuer sur les propositions ayant pour objet la création d'abattoirs et déterminé les règles d'après lesquelles doivent être établies les taxes d'abattage.

Aux termes de l'article 2. Ordonnance royale, 15 avril 1838, la mise en activité de tout abattoir public entraîne de plein droit la suppression des tueries particulières situées dans la localité et cette suppression ne peut donner lieu à aucune indemnité. La plupart des actes d'autorisation d'abattoirs permettaient exceptionnellement l'abattage des porcs à domicile pour la consommation personnelle des habitants, mais dans un lieu clos et séparé de la voie publique.

L'éloignement d'un paysage cruel, même s'il a joué, n'a pas été déterminant dans l'exil des tueries. L'abattoir périphérique représente d'abord le moyen de résoudre un problème d'environnement qui suppure depuis des siècles (4). De plus, il est le rouage essentiel pour l'obtention d'une viande saine, susceptible de réparer les forces de la machine humaine. Il permet en effet, par sa concentration d'activités, une surveillance harmonisée, plus active et plus rigoureuse. Aussi les obstacles ne manqueront-ils pas pour entraver la réalisation de ce lieu panoptique.

Le remplacement des tueries particulières par des abattoirs publics est réclamé depuis longtemps et de façon unanime par les rapports annuels que les Conseils d'hygiène et de salubrité adressent au Comité consultatif d'hygiène publique.

Mis à part les problèmes de pollution que soulèvent les tueries, disséminées, mal agencées et dont la multiplicité assure l'invulnérabilité, ce qui ressort surtout de ces rapports, c'est qu'elles sont le lieu d'un trafic qui dissimule les trajets criminels des microbes et compromet par là l'action hygiénique : "Les tueries particulières des environs de Paris, outre leurs inconvénients déjà connus de laisser écouler dans les rues des eaux de lavage chargées de sang, de matières intestinales et d'exhaler par moments des odeurs fort désagréables pour le voisinage, ont donc encore aujourd'hui le tort beaucoup plus grave d'annuler dans leurs effets toutes les mesures d'hygiène et de police sanitaire édictées à notre époque. Elles facilitent le débit frauduleux des viandes malsaines et en faisant disparaître clandestinement les animaux atteints de maladies contagieuses, elles soustraient les propriétaires coupables à l'action de la Loi du 21juillet 1881" (5).

Or, la politique hygiénique traditionnelle, qui consiste à préserver prioritairement les villes, est la cause d'effets pervers difficilement surmontables. Ainsi, la création d'abattoirs destinés à remplacer les tueries intra-muros provoque-t-elle la multiplication des tueries particulières à la périphérie des villes. On y conduit les animaux susceptibles d'être refusés à l'abattoir public et leur viande, une fois"parée", "travaillée", "appropriée" (le vocabulaire des falsifications est inépuisable), entre en ville sous la forme de "viande foraine". Cette viande, en raison de son bon marché, est nécessaire à la consommation du pauvre et bénéficie, à ce titre, de tolérances qui exaspèrent la profession bouchère.

L'énormité de la fraude est telle, que les abattoirs publics ne reçoivent pratiquement plus de bêtes malades. Toutes passent par les tueries particulières voisines. A Bucarest, la décision d'indemniser les propriétaires de bêtes déclarées impropres à la consommation, fait passer de 2 à 30 % la quantité de bêtes tuées par les abattoirs. L'Europe entière, de plus en plus sensibilisée aux problèmes de contagion, s'en émeut. Les bouchers ne poussent-ils pas l'audace jusqu'à posséder "des voitures munies d'un treuil à leur avant comme celles des équarrisseurs, et destinées évidemment à enlever les animaux mourants ou
morts ?"(6)

La solution n'apparaît que dans la multiplication des abattoirs publics et dans la
suppression concomitante des tueries particulières de leur voisinage. Certains
maires prennent des arrêtés en ce sens dès 1887. Tel le maire de Neuilly approuvé par le Préfet et suivi en ce sens par le maire de Clichy en 1889. Cependant, l'arrêté municipal de Clichy va troubler le ciel serein de la ville et mobiliser ses commerçants dans une affaire assez exemplaire pour l'hygiène de ce temps.

L'histoire commence par la condamnation d'un boucher de Clichy à un an de
prison. Il avait vendu du porc ladre, méfait réprimé depuis l'Antiquité. Le maire de Clichy, qui est médecin et hygiéniste, profite de cette occasion pour supprimer toutes les tueries particulières et, afin d'y suppléer économiquement, passe un traité avec l'abattoir public d'une commune voisine, enclavée dans son territoire (Levallois). Aussitôt, les bouchers en appellent au Ministre du Commerce, comme on en appelle à ses saints. Celui-ci, par une démarche qui lui est habituelle, prend l'avis du Comité des Arts et Manufactures, un vieil ennemi de l'hygiène : "Ce Comité est devenu, qu'il le veuille ou non, l'aboutissement de tous ceux qui, entreprenant quelque chose d'attentatoire à l'hygiène, sentent s'appesantir sur eux la main de l'autorité sanitaire"
(7).

Et voici que cette assemblée, qui "se désintéresse de partis pris de tout ce qui
touche à la santé"
(8), va découvrir une vieille ordonnance qui serait seule applicable en l'espèce et que l'arrêté contesté ne visait pas. Or, ce texte, sorti tout droit de la grande nuit pré-pastorienne, contient un mot qui va engendrer une guerre de presque cinq ans : "la mise en activité de tout abattoir public et commun légalement établi, entraîne de plein droit la suppression des tueries particulières situées dans la localité" (9). Mais qu'est-ce qu'une localité ? Une commune, plusieurs communes ?
Pour le Conseil d'Etat, c'est encore plus petit qu'une commune et le terme "localité" ne saurait être entendu "comme emportant interdiction d'établir une tuerie particulière sur un point quelconque du territoire de la commune"
(10). Ainsi, pour la Haute Assemblée, une distance de 1 500 mètres entre une tuerie et un abattoir serait de nature à les situer dans des localités différentes. Alors, l'arrêté du maire de Clichy, qui assimile imprudemment le sens du mot "localité" à celui de commune, étend les prescriptions de l'ordonnance de 1838 et usurpe ainsi les fonctions que seule une loi pourrait remplir.

Les hygiénistes ne vont pas s'y tromper : dans leurs réclamations, ils
n'oublieront pas de prévoir une modification de l'Ordonnance de 1838 pour le cas où le reste de leur argumentation serait inopérant.

L'avis négatif du Comité des Arts et Manufactures les met en rage : "Après
avoir lu cet avis, on se demande en vérité à quoi servent les Commissions, les
Conseils, le Comité d'hygiène, celui des épizooties, pourquoi des Sociétés de
médecine publique, s'il suffit d'une décision prise par une commission quelconque, celle du Commerce ou des Télégraphes, pour tout enrayer, tout compromettre"
(11).

C'est que derrière cette bataille de mots, se joue la très importante question de la
compétence pour parler des questions de santé. Que devient le texte juridique face à des menaces de mort sur la population ? Deux jeunes gens ne viennent-ils pas de succomber du charbon à Nantes après avoir ingéré de la viande d'un boeuf atteint de l'affection ? Or, cette viande provenait d'une tuerie particulière de banlieue et avait été réintroduite dans la ville comme viande foraine.

La loi du 21 juillet 1881 et le décret du 22 juin 1882 ont placé la police sanitaire des animaux et les abattoirs sous l'autorité du ministre de l'Agriculture et du Comité des épizooties. Alors, de quoi se mêlent le ministre du Commerce et son Comité des Arts et Manufactures ? Que peuvent-ils face à cette loi pionnière qui, au grand dam des hygiénistes, dicte une grammaire des comportements face à la contagion animale, bien avant qu'un texte quelconque ne joue efficacement ce rôle pour la contagion humaine ? (12)

L'Ordonnance de 1838 elle-même, en son article 4, charge de son exécution
deux ministères
(13)qui en forment trois sous la IIIème République : le ministère du Commerce, le ministère de l'Agriculture et le ministère de l'Intérieur. Alors, la
Société de médecine publique et d'hygiène professionnelle va adresser, au nom de l'hygiène, une requête auprès du ministre de l'Intérieur. Celui-ci transmettra la demande au Comité consultatif d'hygiène de France et, le 18 janvier 1894, un décret en Conseil d'Etat donne enfin satisfaction à l'hygiène en chargeant le Préfet de délimiter le périmètre de suppression des tueries particulières.

Cette victoire de l'hygiène sur le Comité des Arts et Manufactures est impor-
tante, parce qu'elle est la première et qu'elle confirme l'intérêt croissant du pouvoir politique pour les questions de santé publique à la fin du XIXème siècle.

En ce qui concerne l'historique de la suppression des tueries particulières, les
choses ne se résoudront entièrement qu'à notre époque, mais la grande loi de 1905 leur portera déjà un grand coup en facilitant, par des taxes et subventions, la création d'abattoirs publics dans les villes.

Cependant, les abattoirs, s'ils ne sont pas surveillés efficacement, ne pourront
remplir leur fonction d'assainissement et de "brevet de civilisation". La police
sanitaire, d'une façon générale, est organisée dans un désordre tel, qu'elle révèle de façon étonnante les imbroglios de pouvoir et, par là, les points morts de
l'hygiénisme.

Le vide juridique

La Révolution de 1789 est à l'origine d'une anarchie extravagante dans la
réglementation de ce commerce. La suppression des privilèges et des corporations entraîna la disparition de toutes les prescriptions hygiéniques réglementaires que les chartes de coutumes des communes, les statuts de bouchers et autres semblables documents avaient péniblement établies.

Pour lutter contre les maux qu'engendrait un tel désert juridique, les communes
prirent chacune, isolément, des arrêtés qui produisirent un grand désordre normatif.
"De là sont nés, disent les frères Dalloz, en 1848, ou des contrariétés entre les
divers règlements locaux, ou un défaut d'harmonie dans les principes, ou des illégalités qu'il importerait de faire disparaître"
(14). Pendant plus d'un siècle et demi, une demande d'uniformisation par la loi ne cessera d'être dite et répétée de concert par les juristes, les médecins et certains administrateurs comme Bizet, conservateur des abattoirs généraux de la Ville de Paris, qui écrivait en 1847 : "Comment se fait-il que les communes, si restreintes dans leur liberté d'action, puisqu'elles sont considérées comme mineures et qu'elles n'ont pas la faculté, sans une loi, d'emprunter un billet de 500 francs, si elles en ont besoin, comment se fait-il qu'elles sont considérées comme majeures et toutes remplies de sagesse et de prudence, quand il s'agit de l'hygiène publique ? Est-ce que notre santé à tous a moins de valeur qu'un écu mal employé ? Quelle bizarre anomalie dans les lois humaines !..." (15)

Un outillage juridique va toutefois progressivement, se mettre en place, telle la
loi du 27 mars 1851 qui, concurremment avec les articles 423 et 477 du Code
Pénal, réprime les fraudes alimentaires et la loi du 21 juillet 1881, avec sa
nébuleuse de décrets et d'arrêtés sur la police sanitaire des animaux. Mais les
prescriptions sont vagues et très différemment interprétées par les maires désormais élus et, donc, diversement influencés par tous les hommes majeurs de la commune.
"On est tout étonné, écrit Mandereau, en songeant que, suivant que l'on habite tel ou tel point de la France (l'un inspecté et l'autre non inspecté), on est protégé contre les conséquences de l'alimentation malsaine ou exposé à ses effets..."
(16).

C'est que les aléas de l'inspection, quand elle est organisée, sont
impressionnants. Un règlement d'administration publique du 22 juin 1882 la place "sous la surveillance" des vétérinaires
(17), mais une très libre interprétation de cette formule va faire que, dans certaines communes, l'inspection sera confiée directement à des vétérinaires, alors que dans d'autres, on pourra voir, simplement, des vétérinaires nommés (pour ne pas dire cooptés) symboliquement indemnisés, aller de temps en temps (deux ou trois fois par an...) exercer leur surveillance en examinant une dizaine d'animaux abattus et souvent "parés" de viscères saines !
Certains de leurs confrères, plus consciencieux s'en indignent : "Avec ce jeu de
hasard appliqué aux choses de l'hygiène, il y a de beaux jours pour les bouchers
qui s'adonnent au trafic de la vache enragée et pour les spécialistes qui s'occupent de faire disparaître, au mépris de la loi sanitaire, les animaux atteints ou suspects de maladies contagieuses
(18). C'est que les modèles du Père Fouchard, qui vendait patriotiquement de la viande pourrie aux troupes allemandes, n'ont pas manqué à Zola (19), même en temps de paix ! Et les saucissons, fourre-tout qu'avait inaugurés la liberté illimitée de la boucherie en 1789, au contenu fort suspect et douloureux pour la mémoire (20), ont de nombreux équivalents en cette autre fin de siècle.
 
Trafic d'influence

Comment expliquer la "disparition" des bêtes malades dans les statistiques des
abattoirs de l'Europe entière, autrement que par la fraude et même la prévarication ?
C'est que le trafic d'influence est en toile de fond dans toutes ces histoires d'inspection sanitaire. Et certains se vantent même de ce que, grâce à la recommandation de leurs amis, ils ont pu faire accepter leur viande pourrie à l'abattoir
(21).

Une circulaire espagnole, abondamment exhibée dans toute la littérature
hygiénique française et belge, démontre qu'aucun régime politique n'échappe à ces pratiques : "Il est fâcheux que quelques municipalités manquent au devoir sacré de veiller à la santé de leurs administrés en se rendant coupables d'une négligence blâmable et même en se laissant aller à de répréhensibles condescendances envers les propriétaires d'animaux et les bouchers"
(22).

C'est que la résistance est forte et prête à tout rompre chez ces derniers car,
même quand ils sont honnêtes, ils croient suffisamment connaître leur affaire sans que la science, avec son attirail bactériologique clinquant neuf, ne vienne la leur apprendre. "Il n'y a pas besoin de microscope ou de téléscope pour voir si une viande est mauvaise" s'écrie un porte-parole des bouchers à une séance du Conseil Municipal de Dijon, le 17 octobre 1888
(23). Partout où une inspection vétérinaire est organisée, ils se coalisent pour en obtenir la suppression. On verra même à Lisbonne la municipalité, épouvantée par l'union des bouchers et des tueurs, installer un poste de police à l'abattoir. Mais l'impuissance de la garde civile obligera alors la Ville à essayer de mettre les tueurs à sa solde, provoquant ainsi une grève générale qui ne se résoudra que par la création autoritaire de boucheries municipales ! (24)

Cependant, il s'agit là d'une exception. Bien souvent, les municipalités
"imbues de sentiments étrangers à l'hygiène publique"
(25) s'organisent pour saper l'influence des inspecteurs et vont même parfois jusqu'à diminuer leurs
appointements. Une application stricte du règlement d'administration publique de 1882 suffit d'ailleurs à les rendre quasiment inopérants. Ne les charge-t-il pas
uniquement de rechercher les maladies contagieuses des animaux ? Pourquoi les
autoriser, en plus, à faire obstacle à la vente de viande insalubre d'animaux non
contagieux ?

La révocation de l'inspecteur-vétérinaire par un maire n'est pas encore fixée par
la jurisprudence (qui l'a déjà autorisée pour le garde-champêtre et l'architecte-
voyer), que les hygiénistes se récrient déjà qu'il faut modifier l'article 88 de la loi
du 5 avril 1884 (sur l'organisation municipale) qui permettrait une telle
ignominie 
(26). Mais l'occasion de l'omnipotence municipale, c'est souvent le champ de bataille de la contre-expertise qui va la révéler. Un inspecteur, dont l'opinion est infirmée, se retrouve discrédité pour longtemps. Aussi se contenteront-ils, la plupart du temps, "d'exercer leurs fonctions passivement" (27). Mais quand par hasard ils sévissent, un contre-expert, vétérinaire lui aussi et qui, souvent, a les intéressés pour clients, remet vite les choses en ordre sous l'oeil bienveillant de la mairie qui l'a désigné. Or, toutes les opinions sont possibles, car il n'existe pas de liste des cas de saisies totales ou partielles (28). Ainsi, pourra-t-on voir des bêtes trop maigres ou trop jeunes, refusées par les inspecteurs des Halles centrales et acceptées par les inspecteurs de la Villette (29).

Aux yeux des hygiénistes, seule l'intervention étatique est susceptible de sauver
la situation : "il suffit de songer à ce qui pourrait arriver si des inspecteurs des
viandes étaient complètement à la merci d'administrateurs municipaux tels que le boucher Sapor, ex-maire d'Aumale, qui profitait de sa situation politique pour
s'enrichir en abattant clandestinement des animaux volés, et l'inoubliable
Manifacier, ex-maire de Bessèges, qui faisait marcher de paire les tripotages de
loterie et les micmacs d'abattoir"
(30).
 
Conclusion
 
Les bouchers eux-mêmes, n'auraient-ils pas tout à gagner dans une inspection
bien organisée ? Quoi de plus efficace, en effet, qu'une estampille réglementaire
pour dérouter les insinuations mensongères que des concurrents malveillants
sèment à l'occasion ?
Et à quoi sert de rester honnête si on laisse ses concurrents faire fortune en se
débarrassant si facilement de charognes au nez et à la barbe des inspecteurs (quand il y en a) et des consommateurs anesthésiés par le boniment
commercial ?
 
Néanmoins, les arguments les plus rationnels sont insignifiants devant ceux
que font naître périodiquement les tragédies alimentaires de l'époque.
Des épidémies terribles de trichinose sèment régulièrement la panique dans les
populations. En 1883 à Emersleben, en Prusse, cette maladie parasitaire fait plus de cinquante morts et provoque, à l'échelle internationale, un incident que des décrets pour le moins lénifiants vont régler. Un tel ressentiment nationaliste est en jeu que toute connaissance de la réalité des faits est illusoire. Cependant, pour cela même, l'affaire est riche d'enseignements sur les manipulations patriotes auxquelles se prête si bien l'alibi de la santé publique.
 
La place énorme prise par la médecine vétérinaire à la fin du XIXème siècle est
directement liée au pastorisme dont elle a été la première à bénéficier. Outre la loi Bouley, les vétérinaires joueront un rôle déterminant pour obtenir une multitude de normes, dont un des piliers est sans doute la loi du 8 janvier 1905 qui favorise la création d'abattoirs publics en autorisant les communes
(31) à y percevoir des taxes d'abattage.


     
    *Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), Tableau de Paris (12 vol. en 1790) ] tome I, chap. XLII, cité en note par J.C. BONNET, "Le réseau culinaire de l'Encyclopédie", ESC, p. 912.
    (1)DELAMARE, Traité de la police, tome 2, p. 1267.
    (2)Cité par le Dr. H. BAYARD, "Mémoire sur la topographie médicale des Xe, XIe, XIIe arrondissements de la ville de Paris", HPML, XXXII , (1844), p. 252.
    (3)Chronique médicale, 1910, p. 404.
    (4) La modernité de son architecture anti-miasmatique (des pavillons) démontre à quel point on craignait leurs nuisances et les fera du reste utiliser d'abord comme hôpitaux de fortune en 1814.
    (5) Extrait du rapport de A. J. MARTIN au CCHPF en 1883 cité par O. du MESNIL dans "La suppression des tueries particulières", HPML, IIV, (1891), p. 429.
    (6) TRASBOT (Professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort), "Les abattoirs particuliers de la banlieue de Paris", HPML,IX, (1883), p. 500.
    (7) O. du MESNIL, op. cit. p. 426.
    (8) Id.
    (9) Ordonnance du 14 avril 1838 (art. 2).
    (10) C.E. 7 mars 1890, Eyquard, Rec. 246.
    (11) O. du MESNIL, op. cit. p. 423.
    (12) En 1902 seulement, une grande loi sanitaire règlera partiellement la question.
    (13) Le ministère des Travaux Publics, de l'Agriculture et du Commerce et le ministère de
    l'Intérieur.
    (14) DALLOZ et A. DALLOZ, Répertoire de législation de doctrine et de jurisprudence, Paris,
    VI, 1847, (art. Boucherie), p. 322 et 323.
    (15) BIZET, Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris,Paris, 1847, p. 466.
    (16) MANDEREAU (vétérinaire-inspecteur de l'abattoir de Besançon), "Projet d'organisation d'un service d'inspection des viandes de boucherie pour toute la France", Journal de médecine vétérinaire et de zootechnie,Lyon, (1886), p. 626 et suiv.
    (17)Il s'agissait, auparavant, de bouchers "possédant l'estime du commerce".
    (18) CH. MOROT (vétérinaire municipal à Troyes), "De l'inspection des viandes"", RHPS,XIV, (1892), p. 563.
    (19) Cf.E. ZOLA, La débâcle.
    (20) BIZET, op. cit., nous rapporte : "assurément, le porc était la viande qui y figurait le moins ; on
    parle souvent des civets de matous, mais alors, ces pauvres animaux et beaucoup d'autres plus
    immondes, étaient hachés menus, salés et préparés pour garnir les saucisses et les saucissons".
    (21) Cf. le cas cité par Ch. MOROT in "La viande, son inspection et ses inspecteurs", HPML,
    XXIX, (1893), p. 121, où il s'agissait d'une vache abattue in extremis, car elle était atteinte d'une
    pneumonie purulente et gangrèneuse.
    (22) Circulaire adressée par le Directeur Général de la Santé aux gouverneurs des provinces, en
    Espagne, le 25 mars 1866.
    (23) Citée par Ch. MOROT, op. cit., p. 119 (elle doit sans doute d'être si connue au bonheur inopiné d'avoir été traduite à une époque où l'impératrice, elle-même, était
    espagnole).
    (24) LAQUERRIERE, Répertoire de la police sanitaire vétérinaire, 1888, p. 493.
    75 Joaquim Sabino Eleuterio de SAUSA, O. Matadouro municipal de Lisboa, Lisboa, 1878 (avec
    traduction française), p. 11 à 31.
    (25) L. BAILLET, cité par Ch. MOROT, op. cit.,p. 142.
    (26) A. GALLIER, "Un vétérinaire, inspecteur de la boucherie, peut-il être révoqué par le maire ?"
    Recueil de médecine vétérinaire du 15 avril 1897, p. 253.
    (27) Ch. MOROT, op. cit., p. 139.
    (28) Certains pays l'ont déjà établie avant 1900 : Belgique, Italie, Roumanie, et même certaines
    villes françaises.
    (29) E. PION, "Communication sur l'inspection des viandes faite à la Société française d'hygiène le
    13 mai 1892",Journal d'hygiène , nº 827, (28 juillet 1892), p. 357 et suiv.
    (30) Ch. MOROT, op. cit., p. 138.
    (31) L'art. 169 de la loi du 22 mars 1890 qui autorise les communes à se syndiquer en vue
    d'oeuvres d'utilité intercommunales, favorisera l'application de cette loi, en permettant la création d'abattoirs intercommunaux.

     

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