ENCYCLOPEDIE -DE--LA--LANGUE -FRANCAISE
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--ABALONE
(ormeau)
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Japon


L'UNIVERS DES AMA


S'il est un mets de choix au Japon (où il est consommé depuis des temps préhistoriques) l'ormeau (awabi) est aussi, de la même manière qu'en Amérique du Nord, un animal lié à l'imaginaire religieux et sexuel en particulier, et son origine sacrée remonterait au moins à l'empereur Qin Shi Huangdi, le célèbre fondateur de la dynastie Qin (221 - 206), qui aurait utilisé l'ormeau comme élixir de santé et de longévité. Dans la religion shinto, l'ormeau frais ou séché (noshi awabi, couramment appelée noshi) est une offrande sacrée à tous les dieux dans le sanctuaire d'Ize (Ise, Izu), qui comporte 125 lieux sacrés. Ce sanctuaire n'a pas été choisi au hasard, c'est dans cette ville, et plus généralement dans sa préfecture (Mie) que des femmes pêchent (longtemps nues) traditionnellement l'ormeau en apnée, on les appelle ama  (images 37 à 49), terme étendu très tôt aux "habitants de l'océan", sous-entendu les populations vivant de la mer. Pour prévenir des dangers inhérents à cette activité, l'ama possède une amulette du nom de Seman Doman, qui sont les noms de deux démons.
 
Une légende du sanctuaire d'Amakazukime à Kuzakicho raconte même qu'il y a deux mille ans, Yamatohime no Mikoto, la princesse qui aurait fondé le temple d'Ise découvrit la saveur délicieuse des abalones en recevant celles-ci en offrande de la part de l'ama O-Ben, à qui le sanctuaire a été dédicacé. On trouve mention de l'ormeau au IIIe siècle dans le Gishi Wajinden, une chronique chinoise sur le Japon. Dès le XVIIIe siècle, les artistes japonais illustrent l'animal dans des représentations de nature morte, mais surtout, au travers de sa pêche par les célèbres pêcheuses ama  (iimages 39 à 48). Beaucoup plus récemment c'est Ian Fleming qui a immortalisé l'ama dans un de ses romans d'espionnage avec le héros James Bond 007 (iimage 49). L'ama Kissy Suzuki aide l'agent secret dans son enquête sur le Spectre. Le livre a été traduit traduit à l'écran en 1967 (You Only Live Twice, on ne vit que deux fois, où l'actrice Mie Hama joue le rôle de l'ama, doublée pour cause de maladie dans les scènes de plongée par Diane Cilento, épouse du grand Bond de l'époque, Sean Connery.

 

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37a. Ama (voir texte) s'appuyant entre deux plongées sur son hanzo, une sorte de barrique en bois qui identifie son lieu de plongée.
 
37b. Amas après une pêche, portant à l'épaule hanzo (voir ci-dessus) et sukari, filet servant à porter leur pêche. Cliché de 1950 environ, sur la péninsule d'Izu (Ise), près de Kamogawa, sur la côte de Chiba.
 
38a. Amas cuisinant leur pêche
 
38b. Amas se reposant sous le regard de leur surveillant, 1940-50, extrémité de la péninsule d'Izu, Sud-Ouest de Kanto (région de Tokyo).
 
39. Toyohara Kunichika (1835-1900), estampe de 1884 (Meiji 17) illustrant le chapitre 9 du Genji Monogatari ( Dit du Genji, Xe siècle, de l'écrivaine Murasaki Shikibu) et montrant des pêcheuses ama récoltant des awabi (ormeaux) sur la côte d'Izu.
 
40 -42. Utamaro Kitagawa (1750-1806)
40 -41.Awabi Tori : pêcheuses d'awabi, thème que le peintre japonais a illustré au travers d' un triptyque de 1797-1798, dont on connaît de nombreux tirages depuis l'époque de l'artiste jusqu'aujourd'hui. Celui qui est présenté ici fait partie des originaux et conservé au Minneapolis Institute of Arts aux Etats-Unis (image 40, 30 x 26 cm). Le Musée Guimet et le Louvre en possède d'autres tirages.
42. pêcheuses d'abalone
 
43. Kiyohiro Torii (actif de 1737 à 1776) - ère Hôreki (1751/1764) , Amas après leur pêche.
 
44. Hokusai Katsushika (1760-1849)
44a. ama pêchant l'awabi
44b. scène de pêche aux ormeaux ( 1835-1836) accompagnant le poème "pêcheuse d'ormeaux" de Sangi Takamura (802 - 853) faisant partie de la série "cent poèmes expliqués par la nourrice". Sangi Takamura est connu aussi sous le nom de Ono no Takamura, conseiller de l'empereur, professeur et poète de la période Heian. Après une querelle il fut banni sur les îles Oki, archipel situé dans la mer du Japon.
24.8 x 36.7 cm, Musée National du Japon à Tokyo, NGA 2000.223.
 
45. Ryuryukyo Shinsai , (1764 - 1820), vers 1880, peinture illustrant des personnages jugeant la qualité de la pêche d'ormeaux.
 
46. Hokusai Katsushika (1760-1849), estampe, avec poisson appelé tile, coquillages et ormeau.
 
47. Andô Hiroshige (1797-1858), Uwo-zukushi (Grande série de poissons), Awabi et Sayori (Hemirhamphus sayori), vers 1832, publié par Eijudo, format Oban yokoye. Les poèmes qui accompagnent les peintures sont de Kumogaki Fujimi et Miwagaki Mimiki.
 
48. Pêcheuse de perle d'awabi, par Takahashi Shotei, 1931, imprimée par Fusui Gabo.
 
49. L'actrice Mie Hama en pêcheuse d'abalones dans le rôle de Kissy Suzuki, la James Bond girl d'On ne vit que deux fois.

 
ORMEAUX et ÉROTISME
 

En plus d'être rattaché à la chance et à la longévité, nous l'avons-vu, l'ormeau a été très tôt associé à l'amour. En 759, le Man'yoshu (万葉集, "Collection des Dix Mille Feuilles"), la plus vieille anthologie connue de la poésie japonaise*, compare l'amour impossible au coquillage de l'abalone. Les peintres japonais ont ainsi fantasmé autour du personnage de l'ama, être singulier au contact des animaux et des monstres marins, s'unissant aux uns, violée par les autres, confondue avec l'objet même de sa quête, l'ormeau (iimages 50 à 53).

* Voir aussi document annexe : LITTERATURE CLASSIQUE JAPONAISE, INTRODUCTION, extrait de http://www.sodesuka.fr/inalco/jap003/jap003.pdf
 
L'art des images érotiques ou Shunga (春画, "image de printemps", tiré du chinois chungongchua, puis shunkyûga en japonais, "image du palais du printemps", allusion faite à la vie débauchée d'un prince héritier de l'époque Edo) s'est développé depuis des siècles au Japon. Il est une sorte d'aboutissement de l'art hédoniste du Ukiyo-e (浮世絵, "images du monde flottant") :

     
    L’apparition de l’ukiyo-e à l’époque d’Edo
    par Gisèle Lambert
     
    « Vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable […], ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo. »

    Le Japon à l’époque d’Edo (1603-1868)

    L’époque d’Edo correspond au gouvernement des Tokugawa, qui siégea pendant plus de deux siècles et demi. Après d’interminables guerres civiles entretenues par des clans rivaux, et des soulèvements politiques, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, Ieyasu Tokugawa reçut, en 1603, le titre de shogun (généralissime), de l’empereur, qui résidait à Kyôto, capitale administrative du pays jusqu’en 1868. Il instaura un gouvernement militaire (bakufu), siégeant à Edo, et exerça son pouvoir sur 270 daimyô, seigneurs de domaines provinciaux. La succession héréditaire assura une stabilité politique au pays, qui connut, dans l’ensemble, une période de paix et de prospérité économique, accompagnée d’un bouleversement culturel.

    Le shogun isola le pays du monde extérieur en interdisant tout commerce et tout échange avec les étrangers. Ceux qui résidaient dans l’archipel furent expulsés. Seuls les marchands chinois et les Hollandais, qui pouvaient aborder au port de Nagasaki, dans l’îlot de Deshima, furent tolérés, alors que les Portugais avaient été rejetés dès 1639.
    Une idéologie fut imposée au pays, basée sur une hiérarchie de la société, divisée en classes. Les daimyô, grands feudataires, vivaient luxueusement avec leur suite et leur domesticité ; les guerriers (samouraïs), d’origine noble ou paysanne, avaient le privilège de porter le sabre et constituaient l’armée privée du seigneur. Leur code moral était basé sur l’honneur ; les paysans, producteurs de riz et de saké (alcool produit par la fermentation des grains de riz), étaient respectés, tout comme les artisans, créateurs d’objets et d’accessoires de luxe. Quant aux marchands (commerçants et industriels), dont les plus prospères vendaient les étoffes luxueuses et le saké, ils étaient méprisés. Les artistes, les poètes, les acteurs, les courtisanes et les classes sociales de basses conditions représentaient les marginaux. Une discipline sévère fut imposée. Les daimyô, dès 1635, durent séjourner à Edo une année sur deux, ce qui occasionna de longs trajets des domaines provinciaux vers la capitale shogunale. Ils se déplaçaient en grande pompe et des cortèges sillonnaient le pays, développant de nombreuses activités tout au long du parcours (auberges, maisons de thé, commerce, relais de chevaux). Arrivés dans la capitale, ils constituaient une clientèle fortunée pour les artisans et les marchands. Les samouraïs le plus souvent sans activité guerrière, accompagnaient le seigneur. Les paysans demeuraient sur leur terre. une effervescence urbaine
    Trois grandes villes connurent un essor considérable, avec une population dense. Edo, parmi les villes les plus peuplées du monde, atteignit plus d’un million d’habitants au XVIIe siècle, Kyôto 500 000 et Ôsaka 350 000. Les marchands s’enrichirent, alors que les daimyô, habitués à un train de vie dispendieux, virent leur fortune décroître et s’endettèrent au profit des commerçants. L’alphabétisation du grand public s’accrut, sous l’influence des riches marchands, grâce aux écoles des temples, où les moines dispensaient un enseignement.

    Cette population urbaine en pleine effervescence, avide de divertissements et bientôt de culture, créa ses lieux de plaisirs, ses spectacles, sa littérature, sa poésie. Les marchands et propriétaires de théâtres recherchaient un média comme support publicitaire et les citadins (chônin), un moyen de conserver le souvenir de leurs loisirs et de leurs idoles. Tous les facteurs étaient réunis pour que des arts nouveaux prennent leur essor, libérés des traditions et du monde féodal. Dès le dernier quart du XVIIe siècle, l’estampe ukiyo-e, image multiple, bon marché, permettant une grande diffusion, en fut l’un des plus surprenants et fascinants, favorisée de plus par une certaine liberté d’expression accordée par le shogunat. Celui-ci, cependant, pour lutter contre tout excès, promulguait de nombreux édits et des lois somptuaires, sur les modes de vie du chônin, la tenue, le vêtement, le luxe, excessif jusque dans l’art. Un cachet de censure fut apposé sur la plupart des gravures de 1790 jusqu’au début de la période Meiji.
     
    des quartiers réservés

    Des quartiers réservés (kuruwa) s’étaient constitués dans les grandes villes : à Kyôto, dès 1589 ; à Ôsaka, au début de 1632 ; à Edo, dès 1617. Dans la capitale shogunale, deux pôles d’attraction se développèrent, le quartier des théâtres et le quartier des plaisirs, le Yoshiwara. Acteurs et courtisanes y connaissaient le succès. Tous ces attraits, éphémères, liés au talent, à la beauté et aux divertissements, se prolongèrent dans les estampes créées à l’origine dans un but publicitaire, et en devinrent les thèmes essentiels.

    Singulièrement, à travers le style des œuvres transparaît la vision hédoniste de la société des quartiers de plaisirs, son code esthétique élaboré, raffiné, sublimant ses fantasmes. Le thème se fond (se dissout) dans la nouvelle conception des surfaces et du trait en pleins et déliés. Les estampes ukiyo-e, caractérisées par la linéarité du tracé en arabesque, captant le mouvement d’une manière saisissante, la synthèse de la forme inspirée de l’idéogramme, les aplats de couleurs chatoyantes, les compositions asymétriques, décentrées, fragmentées, les vues plongeantes, les angles de vision insolites, les figures mouvantes aux contours ondulants, semblent se faire et se défaire, surgir de la feuille, n’être qu’un fabuleux reflet d’un monde évanescent…
     
    L’origine du terme ukiyo-e
     
    Les amateurs occidentaux d’estampes et de livres japonais étaient nombreux à rechercher, tout d’abord, une émotion esthétique nouvelle. Ils tentèrent cependant de reconstituer l’histoire de cet art, désigné sous le terme ukiyo-e, en sollicitant l’aide des Japonais.
    L’un des pionniers fut Edmond de Goncourt, qui publia les premières biographies de deux grands maîtres, sous les titres Outamaro, le peintre des maisons vertes (1891) et Hokousai (1896). Dans l’une de ses lettres au marchand Hayashi, l’écrivain l’interroge sur l’orthographe de l’Ukiyo-e Ruikô, premier ouvrage à réunir des informations biographiques sur les artistes de l’art ukiyo-e, compilé vers 1790, resté manuscrit et complété jusqu’à la version finale qui date de 1868, et imprimé pour la première fois en 1889. Celui-ci lui répond : « Il vaut mieux écrire Oukiyoyé Rouikô bien que cela se décompose en quatre mots ou même cinq mots : Ouki = qui flotte, qui est en mouvement. Yo = monde. Yé = dessin. Roui = même espèce. Kô = recherche. Mais Rouikô est devenu un seul mot qui signifie étude classificatrice ou étude d’ensemble d’une même espèce de choses. » Hayashi revient sur le premier terme et sa signification : « Quant au mot Oukiyoé, nous savons qu’il désigne universellement le dessin de cette école spéciale, connue sous ce nom. Votre traduction, école du monde vivant ou de la vie vivante ou de la vie telle qu’elle se passe sous nos yeux, ou de toutes les choses que nous voyons etc… rend exactement le sens. »

    Il semble que ce soit la première fois qu’un essai d’explication de ce mot, devenu très courant, soit tenté en France. C’est vers 1665 que l’écrivain japonais Asai Ryôi (1612 ?-1691), dans la préface d’un ouvrage, Contes du monde flottant (Ukiyo monogatari), en avait donné un sens plus philosophique : « […] vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable […], ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo. » Puis le terme apparut, associé à la notion d’image, « e », dans une préface rédigée par Ankei, pour un livre illustré de Hishikawa Moronobu, Images de guerriers japonais (Yamato musha-e), publié vers 1680 : l’artiste, considéré comme le fondateur de l’école ukiyo-e, était qualifié de peintre d’un monde flottant (ukiyo eshi) ; dans un autre livre, cette même année, l’expression « image d’un monde flottant » (ukiyo-e) fut utilisée. Par ailleurs, le dictionnaire Edogaku jiten indique que les premières occurrences du terme ukiyo-e seraient un recueil de haikai de 1681, Sorezoregusa, et la préface d’un livre illustré de Moronobu, de 1682, intitulé Ukiyo-tsuruk. de l'immuable sacré à l'éphémère de la vie terrestre

    Cependant, le caractère uki, issu du monde médiéval, était imprégné de connotations bouddhiques et faisait allusion au monde terrestre des apparences, monde de douleurs, à la condition humaine, misérable, par opposition au monde sacré, immuable. Il sous-entendait la lassitude engendrée par la vie terrestre éphémère. Du sens religieux, uki ne conserva à l’époque d’Edo (1603-1868) que le caractère illusoire, évanescent, superficiel des plaisirs immédiats de la vie quotidienne, et finit par recouvrir une manière d’être hédoniste, faisant du plaisir le principe de la vie.
    Le maître de Kambun, actif à Edo à l’ère Kambun (1661-1673), peintre et illustrateur de livres, réalisa des dessins pour les premières gravures ukiyo-e, notamment des érotiques. Il fut à l’origine indirecte du style et du genre de l’ukiyo-e. Après sa disparition, Moronobu (mort en 1694), sensible à son style et formé à deux écoles de peinture, celle de Kanô, de tradition chinoise, caractérisée par la simplification des formes, et celle de Tosa, d’inspiration profane et nationale (Yamato-e), aux contours accentués et aux couleurs somptueuses, devint l’artiste le plus influent à Edo. L’ancienne peinture de genre associée aux nouvelles tendances fut à l’origine de l’ukiyo-e.

    Les artistes de cette école puisèrent leurs sujets dans le monde contemporain, les activités liées aux divertissements, et s’inspirèrent parfois des thèmes traditionnels, mais sur un mode ludique, reflétant les goûts de la bourgeoisie urbaine de l’époque d’Edo. Les acteurs, les courtisanes, les estampes érotiques, très nombreuses, les scènes de la vie quotidienne envahirent le marché, suivis de très loin par le paysage, qui s’affirma au XIXe siècle.

    extrait de : http://expositions.bnf.fr/japonaises/arret/01.htm


 
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50. Utamaro Kitagawa (1750-1806), Ama to kappa, gravure shunga publiée en 1788 montrant des kappa, monstres sous-marins, s'emparer sexuellement une ama sour l'oeil d'une collègue. Si de nombreux commentateurs parlent de viol, certains spécialistes y voient au contraire un fantasme féminin d'excitation sexuelle. Cette oeuvre fait partie d'un célèbre recueil de poèmes shunga de l'auteur du genre Uta-Makura (utamakura, 歌枕, litt. "oreiller de poésie", appelé poème sur l'oreiller), qui est aussi le titre du recueil. Par extension, les estampes de ce type s'appellent makura-e (estampes d'oreiller). Le terme utamakura désignait à l'origine une figure de réthorique de la poésie invoquant le pouvoir de suggestion des dieux et qui s'est complexifiée par la suite :
 
"Les lieux fameux ont ete classifiés et recensés dans les guides de voyages ou "Recueils de lieux re-nommés" (名所図絵, meisho-zue), qui fleurissent au debut de l'époque Edo (vers 1600-1868). Ces albums réunissent un ensemble d'informations tout à la fois littéraires et picturales : descriptions poétiques, indications géographiques et représentations picturales. Sur ces "lieux re-nommés" célèbres soit en fonction de leur beauté paysagère ou en fonction des évènements qui s'y sont deroulés, se sont superposées différentes strates poetiques et représentations picturales qui constituent, a chaque époque donnée, tout un système de réference et une "manière de voir" le paysage. Le nom du lieu est le plus souvent associé avec une epithète poétique (枕詞makura-kotoba, "mots d'oreiller) répétée, citée, transposé par les différents poètes lorsqu'ils se rendent a leur tour en ces mêmes lieux. Encensés par toute cette serie de qualificatifs (歌枕, uta-makura), les poèmes, récits littéraires et images associées à ces lieux fameux constituent donc autant de matrices mentales s'articulant autour d'un jeu de correspondances extrêmement denses entre le texte et l'image, images stratifiées dans le temps, qui persistent dans l'arrière-plan de ces lieux de memoire."
 
51. Un poulpe comblant une awabi de plaisir, shunga de l'école Utagawa illustrant un calendrier (Egoyomi), vers 1855.
 
52. Hokusai Katsushika (1760-1849), la pêcheuse et les deux poulpes, estampe de 1814 faisant partie d'un cycle comportant plusieurs gravures de femmes possédées sexuellement par des poulpes, d'où le nom évocateur de la série : Kinoe no komatsu (喜能会之故真通, ",jeunes pousses de pins" ou "jeunes pins débordants de sève"."
 
53. Hokusai Katsushika (1760-1849), Amours homosexuelles entre deux amas, à l'aide d'un concombre de mer.

 

 
 
LE NOSHI
 

 
Durant la période Edo (1603-1868), l'abalone séchée fait partie des produits marins le plus exportés vers la Chine, avec le concombre de mer séché et l'aileron de requin. L'abalone séchée en longues bandes (noshi) était non seulement offerte aux dieux mais aussi aux amis en présents, lors d'évènements heureux, en signe de bonne fortune (image 54). La coquille de l'abalone elle-même (naga noshi) représente depuis toujours un présent symbolisant des souhaits de bonheur, en particulier lors des mariages. Les historiens pensent aussi que l'abalone était censée, plus archaïquement, prémunir des influences néfastes. Le présent évolua dans le temps avec le développement du papier venu au VIIe s avec les bouddhistes chinois. La technique de l'origami (折り紙, de oru, plier et kami, papier) fut d'abord appliquée dans l'espace religieux, réservée aux initiés, avant de devenir populaire, en premier lieu chez l'aristocratie, durant la période Heian (794 - 1185, Murasaki 1996: 42-65), où les samouraïs échangeaient non seulement des noshi (les bandes d'abalone séchées) mais aussi des cadeaux qui en étaient ornés. Wu (1997) cite le livre de l'oreiller de Sei Shonagon (vers l'an 1000), en y trouvant des similitudes avec les noshi, dans la manière de plier et de nouer des liens autour des lettres. Un symbole de longévité, de chance, de bonnes relations, aussi, a fini par émerger et devenir un motif célèbre évoquant des noshi d'abalone noués en gerbe, que l'on retrouve sur de très nombreux objets, le tabane noshi, où tabane signifie "lier" (images 55 à 56c).
 
Les historiens pensent que l'évolution moderne du noshi a eu lieu au temps des Minamoto (période Kamakura, 1185 - 1333, Kodansha 1993). On mettait aussi de l'argent en cadeau dans des enveloppes appelées noshi bukuro, sur lesquelles on dessinait des noshi.
 
"Le noshi était à l'origine composé d'une fine tranche de noshi-awabi, un coquillage surnommé "oreille de mer" qui séché ne se décompose pas. C'était un gage de longue vie et de protection contre le mal. Ce coquillage rare a été remplacé par une bande de papier jaune enveloppée dans un cornet de papier de forme hexagonale allongée, plié à partir d'une feuille de papier carrée, blanc ou blanc et rouge. Le pliage terminé est attaché par des fils or et argent ou blanc et rouge appelés mizuhiki*, qui forment un noeud (image 57) appelé musubi, pouvant représenter des animaux et très personnalisé, de sorte qu'on ne reproduit pas le même noeud d'une personne à l'autre, qui s'apparente un peu à un sceau. La forme originale du noshi est celle des amulettes offertes ou vendues dans les temples Shinto. Fixer un noshi sur un présent signifie que celui qui l'offre envoie également à celui qui le reçoit la bénédiction des dieux. Autrefois la rareté du papier faisait de l'emballage un bien plus apprécié que le cadeau lui-même. L'art de l'emballage reçoit une attention particulière au Japon. Il est régi par de nombreuses règles protocolaires développées au fil des siècles par les écoles d'étiquettes."

* Ces rubans ont été inventés pendant la période Edo (1603-1867), en général rouges et blancs ou argent et or, dans huit combinaisons couleurs (Hendry 1993b, Ekiguchi 1985).
 
extrait de : http://www.geneve.ch.emb-japan.go.jp/cultureeducation_origami_f.htm

Les noshi peuvent aussi être attachés à la chevelure des jeunes filles en guise de bonnes augures pour toutes sortes de fêtes et de cérémonies (image 58).


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54. Hokusai Katsushika (1760-1849), période Edo (1603-1868). On peut voir des bandes d'abalones tendues pour le séchage. L'estampe (surimono shikishiban) est tirée de la série : "Assortiments de poèmes sur les coquillages de la période Genroku (Genroku kasen kai awase), 1821, 19.7 x 17.7 cm, Art Institute of Chicago, Collection Clarence Buckingham, 1925.2923.
 
55. Tsutsugaki* de l'époque Meiji (1868 - 1912) avec décor de noshi, servant de dessus de lit futon, ou futongawa (futonji). 130 x 122 cm. Le noeud qui relie les noshi symbolise le lien puissant qui unit les parties concernées.
 
* "Les kasuri (ikat japonais), les tsutsugaki (batik japonais), les katazome et bingata (pochoir) constituent les principales techniques de décor des tissus populaires. (...)
 
Le kasuri a été introduit dans les îles Ryukyu à l'époque d'Edo, depuis les Indes et l'Asie du Sud-Est et s'est ensuite répandu dans tout le pays. L'ikat japonais a la particularité d'être en général fait dans le sens des trames à la différence des ikat d'Asie du Sud-Est qui se font dans le sens des chaînes.
 
Le tsutsugaki est similaire au batik, à cette différence près qu'il n'utilise pas la cire mais la pâte de riz imperméable pour soustraire à la teinture des espaces de tissu mis en réserve. Pour cette technique, la pâte de riz est répandue à l'aide d'un tube pressé à la main, permettant ainsi de créer des motifs à main libre.
 
Le katazome se sert également de la pâte de riz pour faire des teintures en réserve, mais à la différence de tsutsugaki, le katazome utilise des feuilles de pochoir pour créer des motifs. Les pochoirs sont des feuilles de papier de mûrier laminées en double ou en triple, trempées dans du jus de kaki, sur lesquelles des motifs sont finement découpés après séchage.
 
Les katazome fabriqués sur l'île de Okinawa sont caractérisés par des couleurs vives et portent de nom de bingata."

extrait de : http://www.transasiart.com/Textiles/textiles_japon/tjptec.htm

56. kugikakushi de la période Meiji (1868 - 1912), parure ornementale en métal (généralement le bronze) pour cacher les ongles, qui s'est répandue au XVIe-XVIIe siècles, environ 8 x 2.54 cm. On remarquera le décor de noshi traditionnel, avec les bandes d'abalones attachées par un noeud(voir aussi précédent)
 
56b. kimono de l'époque Edo avec motif de noshi dont chaque bande est ornementée de symboles correspondants : pins, bambous, prunes, pauwlonias, phénix, grues, pivoines, vagues et médaillons shokko. On a utilisé ici deux sortes de teintures à la réserve (comme l'ikat ou le batik), techniques selon lesquelles le fil traité ne prend pas la teinture, alors que le fil non-traité reçoit la teinture :
1) Le shibori '("tordre") est une teinture par nouage du textile, où des formes bidimensionnelles deviennent tridimensionnelles par compression du textile avant la teinture.
2) Le yuzen, inventé à la période Heian, à base de pâte de riz , teinture appliquée à la main ou au pochoir.
156.5 cm x 58.5 cm
feuilles d'or appliquées selon la technique ancestrale de kaga kinpaku (kin = or), broderies et suribatta (technique de pochoir)
Musée national de Kyoto
 
56c, 56d. kimono de l'époque Taisho (1912-1926), 1885 avec motif de tabane noshi.
56c. dos du vêtement ouvert
56d. avant du vêtement ouvert
 
57. Chohoshu, collection de vrais noshi par le folkloriste Yamanaka Kyoko (1850-1928)
A gauche : Noshi utilisé par des écoles de jeunes filles nobles, avec une phrase biblique (Kyoko était chrétien) ,
A droite : Noshi-gami utilisé dans la ville de Suruga ( préfecture de Shizuoka)
 
58. Noshi attachés à des cheveux de jeunes filles en guise d'heureuses auspices, de souhaits de bonheur et de chance, pendant une cérémonie.
 

 
 
LA CUISINE
 

Devenus gluants
les awabi de la nuit
révèlent la chaleur
 
haïku du célèbre poète japonais Bashô (de son vrai nom Matsuo Munefusa, 1644 - 1694)
Ritô, dans "Le faucon impatient"
 

 
La soupe du Nouvel An japonais, le zoni, contenait des ormeaux à l'époque Edo, en plus du mochi (pâte de riz gluante à la base de nombreux plats), du concombre de mer, des chataîgnes grillées, des graines de soja, de la colocase et de l'igname. L'ormeau est encore couramment consommé au Japon, fumé, salé ou sucré comme l'awabi sakami, mais aussi en diverses préparations fraîches que l'on connaît en occident, sushi (image 59), nigiri, sashimi, tempura (image 60), etc.

 
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 Awabi sushi   Awabi tempura  
     
 

 
LE RADEN
 

Le raden rassemble diverses techniques de laquage (urushi, mais aussi de placage de bois) et de décoration qui incluent des morceaux de nacre véritable (perles d'huîtres) ou d'abalone (images 61 à 67). Ces techniques ont été adaptées récemment au tissage dans le kiraori (litt : "don de la mer"), (image 68).
 
Les différentes techniques de raden sont principalement :
 
1) Atsugai-ho, qui se caractérise par l'utilisation d'épaisses coquilles incrustées
2) Usugai-ho demande au contraire l'emploi de coquilles fines.
3) Kiseki-ho ou Jushiki-ho, où les pièces de nacre sont incrustées à la résine avec des pierres précieuses
4)Warigai-ho, technique avec laquelle on travaille de fins coquillages cassés, fêlés.
5) Makigai-ho, enfin, est un art du raden où l'on pile les coquilles et on les éparpille un peu partout sur un fond.
 
La méthode Atsugai serait la première technique de raden, introduite de Chine pendant la période Nara (645 - 794), et appliquée d'abord au bois, le bois de santal en particulier. Durant la période Heian (794 - 1185) le Japon développa un style national particulier où la technique du raden fut associée au maki-e (littéralement : "image saupoudrée"), art de laquer avec de l'or et de l'argent, qui donna naissance à un style appelé hyomon (hyoumon). Cette technique prefectionnée durant la période Kamakura (1185 - 1333). De nombreux et fameux exemples de cet art ont été conservés dans la collection du Shôsôin (ou Shôsô-in, Shōsō-in ). Le Shôso-in est un bâtiment faisant partie du temple Todai-ji, à Nara, qui était avant le VIIIe s un grenier à riz, et qui est devenu une sorte de musée impérial au temps de l'empereur Shômu (701- 756) et de l'impératrice Kômyô (701- 760). Depuis les années quarante, les collections du Shôso-in font régulièrement l'objet d'expositions au Musée national de Nara (Musée national de Tokyo).

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61.
Boîte du XVIIe siècle en orme de Sibérie ou orme du Japon (zelkova serrata), face avec raden en nacre d'abalone
 
62. Shitan Mokuga no Sugoroku Kyoku, table de jeu en shitan (bois de santal rouge), avec marqueterie (avec abalone, en particulier). L'objet a probablement été rapporté par Kentoshi, émissaire japonais dans la Chine des Tang (VIIe-IXe s), collection du Shôsô-in. Sur le bord du plateau, on peut voir un homme porté par un oiseau mythique (63)
 
64. Hei Raden Hai no Hakkaku Kyo, miroir aux huit lobes, bronze, vue sur l'envers, avec décor d'hosoge (motifs floraux ou en arabesques de l'art bouddhique), ici une fleur mythique, avec incrustations d'abalone dans des yakogai (litt : "coquillage qui brille dans la nuit), coquillage appelé en français turban vert (Turbo marmoratus Linné, 1758), ambre rouge birmane, turquoise, collection Shoso-in, dynastie Tang de Chine (classé Kokka Chinpo Cho par l'empereur Shômu). Diamètre 27. 4 centimètres, épaisseur 0.7 cm, poids 2150.30 grammes.
 
65 (avec détail 66) et 67. Biwa, sorte de luth (271 x 480 cm), VIIIe s., deux magnifiques specimens de l'art raden avec incrustation de nacre d'awabi, collection Shoso-in.
 
"Le luth biwa est un des instruments emblématiques de la culture japonaise. Cinq instruments anciens datant de la période Nara (710-759), époque à laquelle le biwa fut introduit au Japon, sont conservés parmi d’autres objets au sein du Shosoin, le sanctuaire des trésors impériaux du Japon.
 
Le biwa est un luth monoxyle, piriforme, à manche court. A l’instar du ‘ud, son cheviller est rejeté en arrière, formant un angle très ouvert avec le manche. Il possède le plus souvent quatre cordes (soie, boyau ou nylon) et quatre ou cinq hautes frettes selon les différents types existants. La caisse, très peu profonde, est recouverte d’une épaisse table d’harmonie sur laquelle sont percées deux petites ouïes en forme de demi-lune. Sur sa plus grande largeur, la table est recouverte d’une bande de peau qui la protège des marques occasionnées par le large plectre de bois utilisé pour pincer les cordes.
 
Plusieurs types de biwa se sont différenciés au cours de son histoire. Le gakubiwa est l’instrument joué dans la musique de cour gagaku, héritière du répertoire ancien chinois. De nos jours, ce biwa tient le rôle de basse au sein de l’ensemble de gagaku.
Une autre tradition s’est développée au Japon entre les VIIe et XIIe siècles. Il s’agit de celle des prêtres-mendiants aveugles bouddhiques (moso) qui s’accompagnaient de l’instrument, (appelé mosobiwa) pour réciter les textes sacrés (sutra).
 
Cette tradition donne naissance à une école qui se distingue pour ses chants narratifs et ses récits de légendes. Elle pénètre le monde aristocratique et guerrier des samouraïs et un autre type d’instrument, le satsumabiwa, d’une taille légèrement inférieure à celle du gakubiwa, voit le jour au XVIe siècle.
 
Dans le courant de la période Meiji (1868-1912), une nouvelle école, empruntant à la fois aux traditions mosobiwa et satsumabiwa, propage jusqu’à nos jours l’art du biwa au-delà du cercle restreint et souvent privé de l’esprit et de l’héritage des samouraïs."

http://mediatheque.cite-musique.fr/masc/?INSTANCE=CITEMUSIQUE&URL=/MediaComposite/CMDM/CMDM000001100/luth_musee_06.htm
68. Tissus kiraori contemporains



"Le laque et son utilisation dans l'art japonais
 
Introduction :
 
Quelques termes techniques, signalés par un astérisque (*), sont explicités dans un glossaire en fin d'exposé.
 
Dissipons d'abord une ambiguïté : selon le dictionnaire Robert, laque est, en français, un mot féminin lorsqu'il désigne "le suc qui exsude de certains arbres d'Extrême-Orient", autrement dit la matière première brute ; et masculin lorsqu'il se rapporte au "vernis préparé avec [ce] latex" ou au "support enduit de ce vernis", donc à la préparation finie ou à un objet laqué. Dans ce qui suit, évidemment, la distinction entre les deux ne sera pas simple, puisqu'on décrira le passage de la matière première au produit utilisable. Notons simplement tout de suite qu'il s'agit donc d'un produit naturel brut (la laque) transformé ensuite avant emploi (le laque). La langue japonaise ne s'embarrasse pas de ces distinctions subtiles, et emploie dans les deux cas le terme urushi.
Outre son intérêt décoratif en lui-même, qu'accentue sa capacité à remplir les cavités et estomper les aspérités des surfaces, le laque peut être sculpté, coloré dans la masse et peint. De plus, cet enduit est particulièrement résistant. Il supporte ainsi relativement bien la chaleur, mais aussi le contact d'un certain nombre d'acides, même assez concentrés, et reste stable dans le temps, quoiqu'il se dégrade au soleil sous l'effet des ultraviolets.
Les vernis synthétiques ne reproduisent toujours qu'imparfaitement ces qualités. Il a donc un intérêt pratique indéniable, en plus d'être à la base d'un artisanat et d'une expression artistique à part entière.
 
Le laque est utilisé en Chine depuis l'époque Shan, soit le 14ème - 13ème siècle avant J.C.
Cependant, le Japon a absorbé puis perfectionné la technique du laque jusqu'à en faire un art national qui a fasciné l'Europe, au point "qu'au 18ème siècle, le terme "japonner" était devenu synonyme de laquer ou vernir" (Encyclopaedia Universalis, Laque (art du) ). Dans ce qui suit, je parlerai essentiellement de son emploi au Japon.
 
I/ L'origine et l'obtention du laque :
 
La nature du laque
La laque est une substance on ne peut plus naturelle : c'est la sève (la sève élaborée*, et non pas une résine*) de trois espèces "d'arbres à laques", Rhus vernicifera, Rhus succedanea et Melanorrhoea usitate. Le premier est cultivé et utilisé en Chine (dont il serait originaire), en Corée et au Japon, le second au Vietnam et à Formose, le dernier en Thaïlande. La sève de Rhus vernicifera est cependant la plus appréciée et la première employée historiquement.
Pour comprendre les qualités du laque, il faut détailler un peu la composition de la laque et les phénomènes qui s'y produisent au cours de son traitement. Bien évidemment, ces connaissances sont le fruit d'investigations récentes par les techniques de la chimie moderne, alors que la technique de fabrication du laque est le fruit de pratiques et d'observations empiriques, améliorées au fil du temps.
Dans ce qui suit, les explications chimiques tenteront de rester limitées à l'essentiel.**
Pour faire simple, la laque brute est une émulsion de type "eau dans l'huile" (comme une mayonnaise ^_^). Elle contient donc de l'eau (20 à 30%), quelques éléments minéraux (du fer, par exemple), et un grand nombre de molécules organiques, pour beaucoup hydrophobes (c'est-à-dire qui ne se mélangent pas à l'eau, comme les lipides qui constituent les corps gras).
Parmi ces molécules figurent des gommes (des polysaccharides complexes, comme ceux qui constituent la gomme arabique, le chewing-gum, ou le caoutchouc naturel) diverses protéines (plus précisément des glycoprotéines) et surtout un mélange de trois molécules très proches, regroupées sous le nom d'urushiol, à longue chaîne carbonée et hydrophobes.
On y trouve enfin une enzyme* particulière, la laccase. Et c'est l'action de cette laccase sur l'urushiol qui est, pour la plus grande part, à l'origine du durcissement de la laque : en catalysant l'oxydation de l'urushiol, elle déclenche une série de réactions de polymérisation* de ces molécules.
La collecte de la laque et l'obtention du laque
La collecte de la laque s'effectue, au Japon, sur des arbres de 7 à 10 ans. On commence par ôter l'écorce de l'arbre, avant de pratiquer plusieurs incisions horizontales dans le tronc et les vaisseaux du phloème, et de recueillir immédiatement la sève qui en exsude. Un nouveau prélèvement est fait tous les cinq jours durant la période de la récolte, qui se situe de début juin à fin octobre. Un seul arbre ne donne, au mieux, qu'environ 200 grammes de sève par an.
Remarque : ne devient pas laqueur qui veut ! La laque contient aussi des substances qui peuvent provoquer des allergies gênantes. Et d'autres espèces d'arbres, apparentées aux arbres à laque, produisent des sèves toxiques.
Comme il s'agit d'un produit biologique, la sève varie souvent dans son aspect et ses propriétés d'un arbre à l'autre ou selon les lieux de récolte. La laque commercialisée aujourd'hui est donc un mélange de sèves provenant de différents arbres, permettant d'obtenir la composition et les propriétés physiques réglementaires.
 
La laque étant une émulsion, elle est instable. Aussi, pour empêcher les gommes d'y précipiter en formant des agrégats, la laque est filtrée, homogénéisée et agitée dans des récipients adéquats, par centrifugation, à température ambiante, pendant 30 minutes. Cette étape donne une laque "brute " qui sera appliquée sur les pièces à décorer comme "sous-couche". Son rôle est essentiellement d'obturer les cavités et les pores de la surface, et de la consolider.
Après quoi l'agitation est poursuivie à chaud (aujourd'hui dans un four électrique), en veillant à maintenir une température inférieure à 45°C (pour préserver la laccase, qui, au-dessus de cette température, se dégrade et perd son activité catalytique).
Au cours de cette cuisson, l'eau s'évapore, celle restant dans l'émulsion se divise en gouttes de plus en plus petites ; la laccase et l'oxygène de l'air provoquent l'oxydation de l'urushiol ; les molécules des gommes, initialement surtout dissoutes dans l'eau, passent dans la phase "huile ", et les glycoprotéines réagissent avec l'urushiol.

On obtient ainsi un laque visqueux, brun clair, ne contenant plus que quelques pour cent d'eau et prêt à l'emploi.
Pour obtenir un laque très noir, on y ajoute de la poudre de fer, le fer oxydé allant encore réagir avec l'urushiol pour donner une teinte très sombre. D'autres pigments permettront d'obtenir différentes couleurs, par exemple le cinabre(sulfure de mercure, HgS) pour un rouge vermillon.
Le laque peut s'appliquer sur une grande variété de matériaux : le bois, bien sûr, mais aussi le bambou, le métal, le papier mâché, le cuir, la poterie.

Etriers métalliques laqués, musée d'art d'Ayashibara.
L'objet à laquer est d'abord enduit de laque "brute", puis poli au papier de verre, le tout pouvant être répété plusieurs fois. Il est ensuite recouvert d'une couche de laque "raffinée ", puis laissé à sécher toute une journée à 20-25°C et dans une atmosphère assez humide (70-80% d'humidité). La surface sèche est alors polie avec un mélange d'eau (ou d'huile) et de charbon de bois, grossier d'abord puis plus fin, frottée avec de la laque "brute " et séchée à nouveau. Cette série de traitement (enduit, séchage, polissage, astiquage, séchage), appelée Roiro-Siage, peut être répété de dix à vingt fois pour obtenir la finition désirée.
 
II/ Les techniques de décoration
 
La création d'un décor sur un objet laqué peut passer par plusieurs techniques différentes, selon le type de décoration et le matériau employé. Toutes utilisent plus ou moins les propriétés adhésives naturelles du laque.
Notons cependant d'abord que les motifs sont souvent sculptés sur l'objet même, avant l'application de la laque ou d'une peinture.
Le procédé le plus simple (urushi-e) consiste à peindre le motif sur l'objet laqué avec une ou des laques assez liquides de couleur différentes.
Le motif peut aussi être peint sur la surface laquée avec une laque, puis recouvert de poudre d'or ou d'argent. Celle-ci est fixée par une nouvelle application de laque, et, une fois durcie, la surface du motif est polie pour faire ressortir la dorure (Hira-maki-e).
Une première variante consiste à passer la couche dorée sur le motif puis à recouvrir l'ensemble de la pièce d'une nouvelle couche de laque avant de polir à nouveau toute la surface de l'objet (Togidashi-maki-e).
Le motif peint à la laque peut aussi être recouvert d'abord d'une couche de charbon avant d'être rehaussé d'une couche d'or selon le principe du Hira-maki-e.
D'autres objets sont ornementés de pièces de nacre (technique raden) ou de métal (technique hyomon), incrustées ou collées dans la surface laquée.

Dans le premier cas, la forme de la pièce à ajouter est découpée dans l'épaisseur du laque avant l'application de la dernière couche de laque, le morceau décoratif y est inséré, puis l'ensemble de l'objet reçoit cette dernière couverture de laque. Le polissage décape ou amincit cette couche externe, faisant ainsi ressortir l'incrustation. Dans le deuxième cas, la pièce est disposée sur la sous-couche de laque, adhésive, avant l'ajout des couches de laque raffinée.
Enfin, le motif peut également être gravé dans l'épaisseur de laque, puis enduit de laque fraîche (qui servira d'adhésif). Avant qu'elle ne sèche, l'artisan enfonce dans les rainures une mince feuille d'or et enlève le surplus.
On peut mentionner pour terminer que, contrairement à ce qu'il en fut en Chine, surtout au 14ème siècle, le laque sculpté n'a jamais été vraiment employé au Japon. Dans cette technique, "les couches de laques superposées, profondément taillées en biseau, laissent affleurer des tonalités contrastées " (Encyclopaedia Universalis).
III/ L'histoire et l'évolution du laque au Japon
Les origines
La laque, au Japon, servait déjà d'enduit et d'adhésif à l'époque Yayoi (-300 av. J.C. - 300 ap. J.C.), et des objets laqués âgés de plus de 6000 ans ont été découverts sur Hokkaido, et d'autres de 5500 ans sur Honshé. Si le Japon est le pays où l'usage du laque s'est considérablement raffiné, c'est sans doute en liaison directe avec l'usage systématique d'un autre matériau, le bois, qui devient dans la culture japonaise l'un des matériaux de base, pour la construction, la sculpture et la fabrication de tous les ustensiles du quotidien.
Les développements
 
Mais l'art du laque proprement dit (avec la technique urushi-e, cf. plus haut) ne serait arrivé dans ce pays, depuis la Chine, qu'à la même époque que le bouddhisme, soit au 6ième siècle, vers 538 ap. J.C. Les laques des 6ème et 7ème siècles sont encore très inspirés des modèles chinois, et les laqueurs améliorent peu à peu les techniques, obtenant la technique maki-e à partir du 8ème siècle, durant la période Nara (710-795). Un style proprement japonais s'est ensuite développé au 11ème et 12ème siècles, avec des incrustations de nacre et de laque d'or qui se détachent bien sur un fond noir. Le laque est employé désormais pour orner non seulement des objets divers (boîtes, selles...), mais aussi des décors intérieurs de temple.
Dans l'ensemble, les décors laqués représentent surtout des plantes, jusque vers 1615. Par contre, vers cette même période, les premiers contacts avec les occidentaux (~1545) conduisent à la réalisation des premiers objets "copiés" sur ceux du mobilier occidental. Au-delà, la décoration des objets japonais change elle aussi, et certains sont ornés de représentations d'objets utilisés par les occidentaux (cartes à jouer, navires, croix chrétiennes), voire de caricatures d'occidental. C'est l'art du namban.
Vers cette époque également, par une sorte d'influence "à rebours", le raffinement des laques japonaises conduit à un renouveau du style des laques chinois, qui font à leur tour appel aux incrustations de nacre et au laque doré.
Au 17ème siècle, à l'époque Edo (1615-1868) l'art du laque japonais se perfectionne encore, en même temps que les objets eux-mêmes, et les thèmes représentés se diversifient. Certains artistes acquirent une grande renommée et innovent dans la technique ou dans les représentations. Ogata Kôrin (1658-1716), par exemple, s'éloigne du réalisme dans ses motifs.

Boîtes laquées, période Edo (17ème siècle).
 
Au siècle suivant par contre, cette habileté et ce raffinement des artisans tombent dans la surenchère : les pièces font de plus en plus appel à l'or, les motifs laqués d'or prennent le pas sur le fond plus sombre. Ce sont celles-ci qui seront appréciées des cours royales occidentales.
 
Conclusion
 
La laque est donc toujours très employée au Japon - la région de Najima (district d'Ishikawa) serait aujourd'hui la plus réputée pour cet art. En dépit de la concurrence croissante des vernis synthétiques, elle possède encore des qualités que ceux-ci ne reproduisent pas, raison pour laquelle, d'ailleurs, elle fait toujours l'objet d'études scientifiques. Mais de plus, l'art du laque n'est plus cantonné à la décoration, si raffinée soit-elle, d'objets (plus ou moins) utilitaires ou traditionnels. La laque devient désormais un matériau apprécié des artistes contemporains, qui l'emploie sur des supports nouveaux.
 
Glossaire
 
Enzyme : molécule organique (le plus souvent une protéine) au rôle catalytique, c'est-à-dire qui permet ou qui accélère une réaction chimique entre d'autres molécules, sans être elle-même modifiée. La grande majorité des réactions chimiques qui se produisent dans les cellules vivantes font intervenir des enzymes.
Polymérisation : réaction chimique conduisant à la liaison de plusieurs molécules identiques ou très voisines (monomères), pour n'en former qu'une, parfois de très grande taille. Les plastiques (polystyrène, polyéthylène, polychlorure de vinyle (PVC)...) sont des polymères, de même que la cellulose ou l'ADN.
Résine (au sens botanique) : produit collant et visqueux, sécrété par des cellules spécialisées de certains végétaux (Conifères, "Résineux"), et à rôle cicatrisant.
Sève : la sève est la solution qui circule au sein de la plante et apporte aux cellules les éléments chimiques nécessaires à leur fonctionnement. On distingue la sève brute, qui circule de bas en haut dans des vaisseaux spécifiques (xylème, formant le bois, au centre de la plante), composée d'eau et de sel minéraux puisés dans le sol ; et la sève élaborée, à circulation du haut vers le bas (dans un systême d'autres vaisseaux plus externes, le phloème). Cette dernière est chargée des composés organiques complexes synthétisés dans les régions photosynthétiques de la plante (les feuilles) et utilisés par le reste de la plante.
 
** Les chimistes curieux trouveront toute la composition de la laque et le détail des réactions chimiques qui se produisent lors de la polymérisation dans les articles de Kumanotani Ju, cités ci-dessous. Je dispose d'un exemplaire de ceux-ci et de schémas réactionnels détaillés de ces processus pour les plus curieux.
Pour ceux-là, je précise que l'urushiol est un mélange de dérivés du 3-pentadécyl-catéchol, accompagnées de quelques autres lipides phénoliques, et la laccase une oxydoréductase contenant un atome de cuivre. Elle catalyse d'abord l'oxydation du noyau catéchol (une hydroquinone) en un radical semiquinone, qui se dismute en benzoquinone et hydroquinone (dismutation), lesquelles peuvent se dimériser pour donner du biphényl-urushiol.
L'oxygène de l'air et la laccase assure aussi l'oxydation de la fonction triène sur sa chaîne latérale, sur laquelle peut alors se lier la benzoquinone de l'urushiol.
Par ces deux processus, les molécules d'urushiol polymérisent pour former un réseau.
Et tout ça fait une belle jambe aux non-chimistes"

extrait de : http://www.buta-connection.net/phpBB2/viewtopic.php?t=1925


 

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